Une loi insuffisante et infamante pour les victimes du franquisme

lundi 29 août 2022, par Pascual

La « nouvelle » loi de la Mémoire démocratique est encore insuffisante et infamante pour les victimes du franquisme et leurs proches

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PSOE et Unidas Podemos ont tourné en rond afin de finaliser le travail de mémoire qu’ils ont réuni dans une nouvelle loi, appelée de la « Mémoire démocratique », qui, selon nous, continue d’être insuffisante pour les victimes de la terreur franquiste et leurs proches.

Santiago Carillo (secrétaire général du PCE), Felipe González (secrétaire général du PSOE) et Adolfo Suárez (premier ministre, secrétaire général du Mouvement national, membre du gouvernement de Carlos Arias Navarro) lors de la signature du pacte de la Moncloa en 1977

La CGT a déjà versé des contributions à ce dossier il y a deux ans, lorsqu’il est apparu que l’auto-dénominé gouvernement le plus progressiste de l’histoire de notre pays a voulu modifier la loi existante [1] en la matière. Certaines de ces revendications ont été prises en compte, telles que
la création d’une banque d’ADN qui facilitera la tâche de localisation des restes des personnes réprimées et assassinées, la reconnaissance des « lieux de mémoire » ou la « déclaration d’intentions » d’accès aux archives contenant des informations sur ces crimes pour enquête ; aux archives et aux documents qui, nous l’espérons, ne seront plus classés secrets, réservés ou tout autre subterfuge sémantico-juridique créé dans l’intention de cacher la vérité et de garantir l’impunité. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure cette loi sera limitée par des lois existantes telles que la loi sur les « secrets officiels » de 1968, en attente de réforme, et chose incroyable, en vigueur depuis l’ère franquiste.
Le peu que nous savons de cette réforme est qu’elle vise à maintenir de façon occulte des documents qui sont considérés comme cachés au public depuis 50 ans ou plus. Ils continueront donc à être considérés comme des secrets officiels, rendant leur étude et leur lecture impossible, ce qui invaliderait les avancées laxistes et mal définies de cette loi de la Mémoire démocratique en termes de prise de connaissance de la vérité et les secrets de la dictature et de la Transition [2] continueraient d’être « protégés ». Ce serait inacceptable.

Tant dans l’exposé des motifs que dans l’élaboration du texte lui-même, auquel nous avons déjà eu accès à des fins d’analyse, l’État espagnol continue d’adopter une attitude lâche lorsqu’il s’agit d’affronter les faits tels qu’ils se sont produits, ainsi que les causes et les conséquences de la guerre civile, la dictature et la Transition « modèle » vers l’État démocratique de droit dans lequel, théoriquement, nous vivons.

La CGT considère que cette « nouvelle » loi de Mémoire démocratique est insuffisante pour les raisons suivantes :

Durée de la période

La loi couvre la période allant du coup d’État du 18 juillet 1936 jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution espagnole de 1978, et laisse de côté une grande partie de la période de la Transition espagnole (1975-1982) pendant laquelle des crimes et des montages politico-policiers ont eu lieu contre de nombreuses personnes, organisations et collectifs qui ont continué à être la cible des fonctionnaires du franquisme, étant donné que ces fonctionnaires faisant encore partie des institutions.

La CGT considère que de 1975 à aujourd’hui, l’extrême droite – héritière des putschistes et des assassins de 1936 – continue de promouvoir le discours de la haine et des agressions sur la base de son idéologie, d’autant plus qu’elle est parvenue occuper des sièges et à avoir des fauteuils dans des parlements et des gouvernements « démocratiques », dans lesquels elles ne condamnent toujours pas le franquisme.

Les origines de la guerre civile 1936-1939

La CGT regrette que ne soit pas reconnu le soulèvement de l’armée et son postérieur coup d’État, qui était soutenu par des complices. Sans leur aide et leur collaboration directe, la victoire des rebelles fascistes n’aurait pas eu lieu. L’aristocratie, la noblesse, les banques, une partie de la bourgeoisie et l’Église catholique furent également responsables de la douleur, de la faim, de la mort, de l’exil, de l’emprisonnement, de la privation de leur emploi, la maladie, la misère et l’humiliation que subirent des millions d’Espagnols pendant la guerre et les 40 années de la dictature.

En outre, il n’est que juste de reconnaître la négligence du gouvernement de la Deuxième République pendant les premiers moments qui ont suivi le soulèvement fasciste. Son refus de remettre les armes à la classe ouvrière organisée et au peuple en général, qui s’apprêtait à lancer la révolution sociale, a été déterminant.
Dans ce sens, nous comprenons que l’exaltation faite dans cette loi de la période politique et historique correspondant à la Seconde République espagnole (1931-1936) est exagérée si l’on tient compte du fait que durant ces années le pouvoir a également été exercé pour réprimer les revendications de la classe ouvrière. Les principales victimes du gouvernement républicain furent précisément les anarchistes qui ont ensuite combattu du côté républicain contre le fascisme et pour le triomphe de la Révolution sociale, jamais pour l’idéal incarné par un État républicain. En fait, la Seconde République espagnole a toujours été, depuis sa proclamation, un État bourgeois. Un « gouvernement rouge » à Madrid n’a jamais existé et la seule réponse organisée à l’avancée du fascisme est venue du mouvement ouvrier anarchiste. À la CGT, nous n’oublions pas que la « République » a du sang ouvrier sur les mains : Fígols en 1932, Casas Viejas en 1933 ou Asturies et Catalogne en 1934.

Travailleurs agricoles de la CNT de Casas Viejas assassinés par les gardes d’assaut républicains

Exemples de luttes

La loi, dans son exposé des motifs, fait référence aux luttes pour la liberté dans les périodes historiques antérieures, en donnant comme exemple la Constitution libérale de 1812 (Cadix).
À la CGT nous considérons que cette constitution bourgeoise, conçue et réalisée par et pour la bourgeoisie, pour les gens d’une certaine classe sociale et qui a oublié la majorité sociale, ne peut être un exemple ni être comparé à la bataille qui a été menée par la classe ouvrière pendant les trois années qui suivirent le coup d’État.

L’ « intouchable » loi d’amnistie de 1977

La réforme politique d’Adolfo Suárez du 17 octobre 1977 et celle de ceux qui sont devenus des « démocrates » de la nuit au lendemain, fut un pacte du silence dont ils ont bénéficié et les complices et les bourreaux de la guerre civile, de la dictature et de la transition continuent à en bénéficier.
Les conséquences de cette loi ont existé jusqu’à aujourd’hui avec des situations telles que celles dénoncées par la Coordination étatique de la querelle argentine (CEAQUA) dans des affaires telles que celle qui touche Rodolfo Martín Villa [3] et d’autres criminels. Ils sont la honte d’un pays qui se définit comme démocratique et ils continuent à être payés par les deniers publics. Un pays qui a protégé les criminels et les institutions qui les ont encouragés, permettant à beaucoup d’entre eux de mourir en paix sans rendre des comptent à la justice pour leurs crimes.

Manifestation commémorant le massacre de Vitoria en 1976

Cette loi visait la « réconciliation sociale » entre les Espagnols, et et avait pour but d’amorcer une transition vers un régime démocratique. Le maintien de cette loi en vigueur à l’heure actuelle empêche que les crimes contre l’humanité soient jugés conformément aux traités internationaux signés par l’Espagne en matière de droits humains. La CGT rappelle que ces crimes et abus ont été perpétrés par le camp des vainqueurs contre un peuple totalement sans défense et émotionnellement déprimé, un peuple qui ne pouvaient pas affronter ses oppresseurs et répondre ou se défendre à armes égales.

L’égalité des conditions

De plus, bien que l’on suppose que le pouvoir judiciaire doit interpréter cette loi sur la base du droit international, ce n’est pas le cas dans la pratique, comme nous l’avons vu dans le cas d’anciens fonctionnaires de la monarchie et de tortionnaires connus Antonio González Pacheco, Billy el Niño, Roberto Conesa, Manuel Gómez Sandoval, Jesús González Reglero, Miguel Ángel Reglero, José Ignacio Giralte González et les fonctionnaires responsables de la torture et de l’assassinat de l’anarchiste Agustín Rueda Sierra [4] dans la prison de Carabanchel en 1978.
La liste de ces criminels est longue. Beaucoup d’entre eux ont été décorés par le premier gouvernement de la Monarchie démocratique et ont reçu des décorations et des pensions provenant des fonds publics maintenus jusqu’à aujourd’hui.
Les répercussions des actions de ces éléments et de ces collaborateurs, dirigés, coordonnés et exécutés par des organes et des fonctionnaires de la monarchie constituaient une attaque directe contre des individus et des organisations démocratiques légalisés après la mort du dictateur, notamment contre le Mouvement libertaire espagnol et l’organisation anarcho-syndicaliste CNT. Ces actions visaient à détruire des organisations démocratiques, elles n’ont été reconnues ni réparées par aucun des gouvernements responsables de la monarchie, qui se sont succédé de 1978 à nos jours.

Agustín Rueda Sierra

Discours de réconciliation

La nouvelle Loi sur la mémoire démocratique vise en outre à promouvoir un « discours commun », fondé sur la défense de la paix, du pluralisme et la condamnation de toute forme de « totalitarisme politique ». Il y a une chose que nous devons assumer dans notre organisation, c’est que nous ne partagerons jamais des discours et des espaces avec les bourreaux et les complices de la guerre civile, de la dictature franquiste, de la transition espagnole et la démocratie actuelle.

Nos revendications en tant qu’organisation anarcho-syndicaliste, héritière de la CNT de 1910, incluent la demande que la vérité soit recherchée et soit reconnue, que justice soit faite, que l’on répare les dommages causés aux victimes et à leurs familles, et que des garanties de non-répétition de la terreur franquiste soient établies. Ce n’est pas incompatible avec le fait que chaque personne, sur la base de sa liberté individuelle, décide de pardonner ou non ceux qui, pendant plus de 40 ans, se sont consacrés leur temps à assassiner, à réprimer, à humilier et à faire disparaître des êtres humains.

Le concept de « victime » n’est pas séparé de celui de « bourreau ». La discrimination touche une partie des victimes.

Dans la nouvelle loi élaborée par le gouvernement PSOE-Unidas Podemos, l’article 3 définit le concept de « victime », incluant « toutes les victimes de la guerre ». À la CGT, nous considérons que toutes les personnes qui ont perdu la vie pendant la guerre civile peuvent bénéficier d’une telle considération. Les fascistes se sont élevés contre un gouvernement légitime et ont imposé par la force leur idéal de nation, de religion, de moral, d’éducation...
À la CGT, nous affirmons que c’est un infâme « non-sens » politique et moral de maintenir dans le système juridique l’article 10 de la loi antérieure qui discriminait les victimes de la répression franquiste parce qu’ils ont été exécutés avant ou après le 1er janvier 1968.Une discrimination qui, en plus d’être infâme pour avoir divisé les victimes de la répression franquiste et indemnisé certaines victimes treize fois plus que d’autres sur la base d’une date choisie arbitrairement, est également coupable de « justifier » une telle infamie sur la base de « circonstances exceptionnelles » qui ont conduit à leur mort « pour la défense et la revendication des libertés et des droits démocratiques ».
Comment a-t-on pu prétendre que « les circonstances exceptionnelles qui ont conduit à leur mort »
ne concernaient que les personnes décédées après le 1er janvier 1968, et qu’elles n’étaient pas toutes mortes « pour la défense et la revendication des libertés et des droits démocratiques » ?
Comment on peut considérer que le communiste Julián Grimau et les anarchistes Francisco Granado et Joaquín Delgado, exécutés en 1963 et tant d’autres militants politiques et syndicaux exécutés avant le 1er janvier 1968 (parmi lesquels le dirigeant de la CNT Joan Peiró, le président de Generalitat de Catalogne Companys et le socialiste Julián Basteiro) ne sont pas morts « en défense de la démocratie » ?

Francisco Granado et Joaquín Delgado

La CGT demande : Pourquoi les amendements de Unidas Podemos et de l’ERC, la Gauche républicaine de Catalogne, proposant un article avec une réparation unique pour toutes les victimes pour tous les ayants droit des personnes décédées ou disparues du fait de la répression franquiste, aux mains des fonctionnaires de l’État ou d’organisations paramilitaires jusqu’en 1982 n’ont pas été retenus ?

Titre préliminaire : Objet et but de la loi

La nouvelle loi vise à adopter des mesures complémentaires visant à éliminer les éléments de division entre les citoyens et promouvoir des liens d’union. À la CGT nous nous demandons : quels liens d’union peuvent exister avec les descendants de ces meurtriers putschistes, qui occupent des postes dans les parlements et les institutions « démocratiques » (armée, garde civile, police nationale, etc.) ? Nous pouvons voir aujourd’hui que ces institutions publiques [5] continuent de réaliser et de soutenir des actes publics d’hommage et d’exaltation au franquisme et à ses figures les plus représentatives. À la CGT, nous considérons que si ces faits continuent d’être d’actualité, c’est dû à l’absence de condamnation totale par ces institutions. Tant que cela ne se produira pas il ne peut y avoir de base pour un éventuel dialogue social.

Manifestation fasciste à Madrid

Collaboration entre les administrations publiques

Dans son article 16, la nouvelle loi expose l’intention d’adopter des mesures visant à assurer l’échange d’informations et l’action conjointe dans la gestion relative à l’élaboration et l’actualisation des cartes des fosses communes et du registre des victimes. La CGT ne pense pas que cela va se faire facilement, surtout lorsque le gouvernement d’une communauté autonome est contrôlé par l’extrême droite [6], comme c’est déjà le cas dans certaines régions de l’État espagnol.

Un droit à la justice tronqué

La loi n’apportera pas le changement espéré par les victimes, les familles et les organisations mémorielles qui attendent depuis tant d’années une véritable justice, des réparations et des garanties de non-répétition d’un coup d’État, et qui n’ont pas été consultés lors de l’élaboration de cette réforme.

La loi d’amnistie de 1977 n’est abrogée ni totalement ni en partie, et l’application et l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité avant 2004, ne sont pas non plus explicitement inclus dans le code pénal espagnol.

Il existe une nette différence de traitement par rapport à d’autres groupes de victimes de violences qui ont été reconnus, des réparations ont été faites et ces victimes ont eu un accès complet à la justice. Ce ne sera pas le cas. À la reconnaissance de l’illégalité et de la nullité des tribunaux putschistes et de leurs sentences est ajouté l’article 5.4 qui empêchera de facto une véritable réparation. Cet article ne permettra pas de demander la responsabilité patrimoniale de l’État, vidant ainsi le concept même de justice et favorisant la destruction des preuves de milliers de crimes commis par le franquisme en empêchant la judiciarisation des procédures.

Le droit à une protection judiciaire effective des personnes ayant subi de graves violations des droits de l’homme par le régime franquiste n’est pas non plus garanti, ni les spoliés patrimoniaux
retrouveront leurs droits et aucun dommage sera compensé ou indemnisé. La seule chose qui est garantie est l’impunité pour tous ces crimes.
La CGT continuera à se battre jusqu’à ce que toutes les victimes du franquisme bénéficient de la vérité, la justice, les réparations et les garanties de non-répétition du coup d’État, et la reconnaissance qu’ils méritent.

Confédération générale du travail-CGT


[1La loi d’amnistie de 1977 fut une loi de point final qui prescrivait les crimes commis par les politiciens, les fonctionnaires et les agents de l’ordre public pendant le régime de Franco.

[2La Transition espagnole est connue comme la période de l’histoire contemporaine de l’Espagne au cours de laquelle le pays a laissé derrière lui le régime dictatorial du général Francisco Franco et a été gouverné par une Constitution monarchiste qui a rétabli la démocratie. Cette phase constitue la première étape du règne de Juan Carlos Ier.

[3Rodolfo Martin Villa a été nommé gouverneur civil de Barcelone en 1974 et est devenu ministre des relations syndicales de 1975 à 1976 puis, ministre de l’intérieur de 1976 à 1979. Il a été membre du parlement espagnol à deux reprises. Martin Villa, en tant que ministre des relations syndicales, est un des responsables allégués du massacre du 3 mars 1976, au cours de la grève massive de Vitoria, la capitale basque. Alors que des travailleurs étaient en train de se rassembler à l’intérieur de l’église Saint François d’Assise, la police y a fait irruption et a fait usage de gaz lacrymogènes afin de les faire sortir. Alors que les personnes, en train de suffoquer, tentaient de s’échapper, elles ont été frappées et se sont fait tirer dessus par la police espagnole faisant 5 morts civils et 150 autres blessés par balle.

[4Dans la nuit du 13 au 14 mars 1978, Agustín Rueda Sierra était un militant anarchiste, il a été battu à mort à la prison de Carabanchel, alors qu’il était torturé par les geôliers pour connaître les noms des participants à la construction d’un tunnel découvert dans la prison. Son agonie a duré six heures et ses sept compagnons, également torturés, en ont été témoins dans les cellules de punition.

[5Le 18 juillet dernier, comme chaque année en dépit de la loi et sans que le gouvernement s’en émeuve, plusieurs régiments de l’armée et des groupes franquistes d’extrême droite ont célébrer le 86e anniversaire du coup d’État contre le gouvernement de la Deuxième République. Dans toute l’Espagne, diverses manifestations ont eu lieu, allant des messes aux repas populaires remplies de nostalgiques du franquisme, équipées de drapeaux pré-constitutionnels et reprenant de nombreux chants fascistes.

[6Lors des dernières élections régionales, en juin dernier, le Parti populaire, héritier du franquisme, a obtenu la majorité dans toutes les provinces andalouses, y compris à Séville, le fief historique du PSOE, ce qui montre l’importance du succès de la droite dans ces élections. Avec 57 sièges, le PP obtient une majorité absolue de gouvernement qui lui évite de devoir pactiser, comme lors de la précédente législature, avec Vox.