Les pratiques de l’entraide prolétarienne durant la Seconde République espagnole

samedi 16 avril 2022, par Pascual

ACTIONS CONTRE LA PAUVRETÉ

Le 14 avril, le 89e anniversaire de la naissance de la Seconde République vient d’être commémoré en Espagne et en France, cette République vénérée par certains partis politiques « progressistes » et une poignée d’anarchistes oublieux de leur passé.
La Seconde République n’a pas réussi à améliorer les conditions de travail et les salaires des millions d’ouvriers et de paysans, qui avaient confiance dans le fait que le socialisme au pouvoir le permettrait.
En fait, le socialiste Largo Caballero, qui avait déjà été ministre sous la dictature de Primo de Rivera, a maintenu l’essentiel de sa législation du travail et le gouvernement a adopté la loi répressive de défense de la République avec laquelle il a maintenu une politique musclée contre les grèves, les manifestations et les syndicats qui ne se pliaient pas à la paix sociale décrétée par les dirigeants réformistes, républicains et socialistes.
Nous publions ici un article de l’historien Chris Ealham à propos de différents mouvements, initiés par les anarchistes sous la Seconde République. La Confédération nationale du travail (CNT) et la Fédération anarchiste ibérique (FAI) résistèrent dès 1931 contre le libre marché et les ravages sociaux qu’il causait parmi les travailleurs.


Dans les années 1930, les chômeurs de Barcelone empêchaient les expulsions, expropriaient de l’alimentation et cultivaient des jardins urbains et pratiquaient la guérilla pour survivre.

Les actions du Syndicat des travailleurs andalous (SAT) dans les supermarchés en août dernier et d’autres initiatives de solidarité de base qui ont été prises récemment s’inscrivent dans une longue tradition au sein de ce qu’E. P. Thompson [1] a défini comme l’ « économie morale » des classes ouvrières : un ensemble d’idées sur ce qui est juste qui a façonné une culture de résistance au libre marché et aux ravages qu’il cause à ses victimes.

Des émeutes de la faim du XVIIe siècle aux virées shopping prolétariennes de l’ère thatchérienne en Grande-Bretagne, les ouvriers mal payés et les chômeurs se sont sentis obligés de réquisitionner ce dont ils avaient besoin ou envie pour vivre dignement, et ainsi de surmonter les lois économiques et judiciaires qui pèsent sur les exclus. Souvent éclipsées par les grandes luttes syndicales, ces actions de petites guérillas urbaines ou de ces individus anonymes constituent un autre front dans la lutte des dépossédés pour survivre au sein d’un système économique excluant et inhospitalier.

Bien qu’elles apparaissent souvent comme des pratiques spontanées, si l’on gratte la surface, on peut souvent y voir la main de militants, tels que les communistes dans le Berlin de l’entre-deux-guerres, les autonomes italiens des années 1960 et 1970, et les anarchistes français de notre époque. En Espagne, l’exemple le plus clair est celui de la Barcelone républicaine, où, dans un contexte de chômage galopant, les militants de la CNT ont soutenu et affiné un large spectre de pratiques populaires d’auto-assistance prolétarienne, des actions directes qui appartenaient souvent plus à la rue qu’aux syndicats.

Grève des locataires

Ainsi, les militants de la CNT ont encouragé les luttes collectives non industrielles, comme la fameuse grève des locataires qui a touché sporadiquement la région de Barcelone depuis le début de la République jusqu’à la guerre civile, une lutte qui a mobilisé des quartiers entiers, des hommes, des enfants et, surtout, des femmes. Ancrés dans une profonde solidarité, les voisins ont résisté aux expulsions avec tout ce que cela impliquait : des confrontations avec la police et les propriétaires, et si nécessaire, l’accueil des expulsés chez eux. Pour souligner la situation des chômeurs, des manifestations de masse sont organisées, qui se terminent parfois violemment, avec des affrontements avec la police et le pillage des magasins par les manifestants. Les chômeurs s’organisent également en grands groupes pour visiter les ateliers à la recherche d’un emploi, une pratique qui intimide les employeurs et se termine souvent par de nouveaux affrontements avec la police.


La garde civile aux ordres de la Seconde République occupe la rue lors des évènements de 1931

Mais les activistes ont également renforcé les actions de groupes plus petits, afin d’exproprier des magasins (les supermarchés n’existaient pas encore). Les chômeurs et les pauvres ont réquisitionné les denrées alimentaires de base telles que les fruits, les légumes, le pain et d’autres aliments de base de la diète prolétarienne. En général, la menace de violence suffit pour arriver à leurs fins, mais si ce n’est pas le cas, ils utilisent la force physique. À certaines occasions, des groupes de chômeurs plus importants et plus organisés se sont réunis pour faire des raids dans les entrepôts. À une occasion, un groupe bien organisé et armé – probablement composé de piquets de grève – a même pris le contrôle du marché principal et est reparti avec des camions remplis de légumes à distribuer aux chômeurs. De même, dans les banlieues, point de rencontre entre la ville et la campagne, les chômeurs s’emparent de la nourriture des fermes environnantes. Les raids agricoles sont si fréquents qu’à la fin de l’année 1931, selon la Société des Patrons de Producteurs, les agriculteurs doivent surveiller leurs cultures « tout le temps, jour et nuit ». Mais les chômeurs cultivent aussi la terre : certains deviennent des jardiniers guérilleros avant la lettre, semant sur des terrains communs ou inutilisés, une pratique qui peut aboutir à des affrontements avec la police.

Une autre activité pour lutter contre la faim consistait à manger sans payer dans les restaurants. En général, des hommes seuls ou de petits groupes entraient dans un restaurant ou un bar, commandaient et consommaient la nourriture, puis, une fois terminée, refusaient de payer, expliquant que le fait d’être au chômage rendait la chose impossible, ou encore fuyaient. Pendant et après les grandes grèves, il y a eu des cas de syndicalistes pratiquant ce type d’action. Parfois, ces groupes étaient plus importants, et donc plus intimidants. À une occasion, ils ont même réussi à se faire servir de la nourriture à l’hôtel Ritz de Barcelone. Plus courantes, cependant, étaient les visites dans les hôtels et les restaurants pour exiger de la nourriture dans les cuisines, en recherchant la solidarité des employés ou en les intimidant.

Enfin, de nombreux éléments indiquent que certains des chômeurs se sont livrés à des cambriolages. En raison de la ségrégation spatiale des classes, il n’était pas toujours facile d’approcher les maisons de la bourgeoisie, mais il convient de noter que les vols dans les quartiers ouvriers n’étaient pas courants. Solidaridad Obrera, le véritable porte-parole quotidien des problèmes des quartiers à l’époque, a rarement enregistré des vols contre les travailleurs.


Des Gardes d’assauts républicains répriment un ouvrier anarchiste

Ceux qui voulaient voler recherchaient des objets de valeur, de sorte que les vols d’icônes religieuses dans les églises, de bicyclettes et de pièces détachées de voitures étaient légion (à une occasion, un mécanicien au chômage a été arrêté en train de démonter une voiture de luxe au milieu de la rue). La plupart de ces vols n’étaient pas « professionnels » mais plutôt « occasionnels » ou circonstanciels, en réponse aux conditions précaires de la vie quotidienne au sein d’un système social qui obligeait une partie importante de la population urbaine à enfreindre la loi pour assurer sa survie physique et matérielle.

Une économie criminelle, le plus grand vol

Évidemment, la vision anarchiste de la propriété privée favorisait toutes ces pratiques. Pour Solidaridad Obrera [2], le plus grand « vol » était enraciné dans une « économie criminelle » basée sur « la sueur et le sang versés dans les champs, les ateliers, les usines et les mines ». Ainsi, les « classes criminelles » étaient les politiciens, les capitalistes, les propriétaires et les marchands, qui constituaient « l’aristocratie du vol », « les marchands de la misère du peuple » et « les véritables escrocs du genre humain ». En bref, il s’agissait d’une vision qui confirmait les expériences des plus exclus et qui attirait les groupes sociaux militants et radicalisés vers le mouvement anarchiste.

Chris Ealham

Diagonal
https://www.diagonalperiodico.net

Traduction : Daniel Pinós


[1Edward Palmer Thompson est un historien britannique, spécialiste de l’histoire sociale et culturelle du Royaume-Uni et particulièrement du monde ouvrier.

[2Solidaridad Obrera (en français Solidarité ouvrière) est un journal anarcho-syndicaliste espagnol créé en 1907.