La fosse commune des dix femmes d’Uncastillo

mercredi 27 octobre 2021, par Pascual

La fosse commune des dix femmes d’Uncastillo : dés à coudre, peignes à cheveux, et l’honneur de combattre le fascisme

.
L’article ci-dessous, que l’on doit à Alejandro Torrús, est paru sur le site de langue espagnole « Público ».


«  Sais-tu quels mots ma mère me disait lorsque nous descendions sur la place pour prendre le frais ? Elle me disait : “Cœur sans fourberie, perle dessinée, petit nez d’or, petite poire confite.” Vous voyez quel vocabulaire riche pour une femme du peuple ?  »
La personne qui parle ainsi est Soledad Ezquerra Casalé. Elle a 88 ans et ce qu’elle raconte est le seul souvenir qu’elle a de sa mère, Josefa Casalé Suñén. Soledad allait avoir quatre ans lorsque les phalangistes ont sorti sa mère de sa maison, en pleine nuit, pour l’emmener en prison. Elle était fusillée le lendemain, le 31 août 1936. Soledad ne se souvient pas de son visage. Elle n’a pas non plus de photographie ou de portrait. Tout ce qu’elle possède de sa mère, ce sont ces mots et une lettre. Celle que Josefa a écrite la nuit précédant son exécution, depuis la prison d’Ejea de los Caballeros, dans laquelle elle fait ses adieux à ses filles.

Leonor Villa, Melania Lasilla y Julia Claveras, trois des dix femmes exécutées.

Josefa Casalé Suñén demandait à sa fille aînée, âgée d’à peine 11 ans, de s’occuper des trois autres enfants, qui allaient rester orphelines de mère. Elle la supplie de veiller à leur propreté et de ne pas oublier de prier. Elle lui demande également d’essayer de leur apprendre les bonnes choses qu’elle-même lui avait enseignées. Quelques heures seulement après avoir écrit cette lettre, Josefa Casalé était fusillée avec neuf autres femmes de son village, Uncastillo, dans la province de Saragosse.
Pas de procès. Une pure répression. Elles ont été exécutées à Farasdués, un village de la municipalité d’Ejea de los Caballeros, et jetées dans une fosse commune du cimetière local. En même temps que Josefa Casalé Suñén, furent exécutées et jetées dans la même fosse Lorenza Arilla Pueyo, Narcisa Pilar Aznárez Lizalde, Inocencia Aznárez Tirapo, Julia Claveras Martínez, Isidora Gracia Arregui, Melania Lasilla Pueyo, Felisa Palacios Burguete, Andresa Viartola García et Leonor Villa Guinda.

Photocopie de la lettre écrite par Josefa Casalé la veille de son exécution.

Elles avaient entre 32 et 61 ans. L’historienne Cristina Sánchez, auteur de Purificar y purgar. La Guerra Civil en las Cinco Villas (« Purifier et purger. La guerre civile à Cinco Villas »), explique à Público qu’il s’agit du premier massacre qui a eu lieu dans la prison d’Ejea de los Caballeros. Dans les jours et les mois qui ont suivi, trois autres ont eu lieu : un qui a vu l’exécution de douze hommes, puis un autre avec sept hommes et une femme, et enfin l’exécution de dix hommes, tous originaires du village d’Asín.
Aujourd’hui, quatre-vingt-quatre ans après ces exécutions impunies, la fosse commune a été localisée et exhumée dans le cadre de travaux promus par l’association Charata pour la récupération de la mémoire historique d’Uncastillo, en collaboration avec le Collectif d’histoire et d’archéologie mémorialiste aragonaise (CHAMA), avec l’aide d’autres associations de la région. La Députation provinciale de Saragosse, la région de Cinco Villas et les municipalités d’Uncastillo et d’Ejea de los Caballeros ont également collaboré financièrement.
« Anthropologiquement, en attendant les rapports, les restes retrouvés proviennent de corps de femmes. Il y en a précisément dix. Ils apparaissent accompagnés d’épingles à cheveux, de peignes ou de dés à coudre, de petits objets qu’elles portaient sur elles au moment de leur arrestation, et elles ont été exécutés seulement un jour plus tard  », poursuit Cristina Sánchez.
L’archéologue chargé des travaux, Francisco Javier Ruiz, explique dans la publication Uncastillo, Mujeres del 36 (« Uncastillo, Femmes de 36 ») que les victimes ont été choisies pour avoir participé à la transformation sociale de l’époque républicaine ou par « vengeance », par le fait de n’avoir pas trouvé les hommes de la famille membres d’organisations de gauche. C’était le cas de Josefa. Josefa était marquée par sa façon de penser et d’agir.

Une partie des restes trouvés dans la fosse commune.

C’était une femme, selon sa fille, très religieuse. Elle avait son propre prie-dieu dans l’église du village et était aussi ouvertement républicaine. Elle avait appris elle-même à lire et à écrire, et chaque soir elle donnait des cours dans sa maison pour ceux qui n’avaient pu aller à l’école. « Et comme on le sait, la culture mène à la politique », ajoute Soledad. En outre, après la révolution d’octobre 1934, Josefa avait vendu des roses rouges préparées avec sa belle-sœur afin de récolter des fonds pour les prisonniers.
Aujourd’hui, Soledad, au côté d’autres familles, attend des nouvelles des associations chargées des travaux sur la fosse commune. Elle a fourni son ADN pour que les restes de sa mère puissent être identifiés et explique qu’elle souhaite que les dix femmes reposent ensemble dans le cimetière d’Uncastillo. « Elles sont ensemble depuis plus de quatre-vingts ans et elles ont été tuées pour avoir eu des idées semblables. J’aimerais qu’elles restent ensemble, avec à côté un panneau expliquant pourquoi elles ont été tuées et qui elles sont », dit Soledad.
Ainsi, le panneau souhaité par Soledad devrait expliquer les raisons pour lesquelles un groupe de phalangistes, au nom de l’Espagne, de Dieu et des autorités franquistes, a fait fusiller des femmes comme Narcisa Aznárez, âgée d’à peine 32 ans, mère de trois filles et dont le seul « délit » était d’avoir un frère membre de la CNT qui s’était enfui dans la montagne. Ou encore Isidora Gracia, boulangère, mère de trois enfants et socialiste connue. Sans oublier Melania Lasilla, assassinée parce qu’elle était la sœur du premier adjoint au maire d’Uncastillo, et le reste des femmes et des hommes d’Uncastillo qui ont été exécutés au cours de l’été 1936.
Pour le moment, en l’absence d’une décision finale, le souhait de Soledad est plus proche que jamais de se réaliser. Le travail d’exhumation est terminé et il reste maintenant à faire le travail dans les laboratoires d’identification médico-légale et attendre les rapports d’experts. On verra ensuite quelle est la volonté de toutes les familles, associations et institutions quant à une décision définitive.
Soledad, à 88 ans, attend ce moment. « Je suis très fière de ma mère et de ce qu’on me dit d’elle. Je suis également fière de ses idées et de son combat », ajoute-t-elle. En attendant, elle se souvient des matins de son enfance où elle fuyait l’école pour ne pas avoir à subir l’humiliation de chanter le Cara al Sol*. Elle raconte également la faim et la misère dont elle a souffert dans son enfance en raison de la répression franquiste. Sa situation économique a commencé à s’améliorer lorsque sa sœur aînée, destinataire de la lettre de Josefa, a épousé un ancien membre de la Division Azul** qui était revenu de Russie.
« J’ai souvent pensé à la douleur, à la souffrance et à la faim qu’ils nous ont fait subir parce que ma mère avait des idées républicaines. Et je ne peux pas le comprendre. Nous ne faisons que passer rapidement dans ce monde. Je ne vois pas la nécessité de faire subir aux autres tant de calamités et d’avoir tant de haine. Mais bon. Ce qui est arrivé est arrivé. Nous ne pouvons pas changer cela, mais nous devons maintenant le raconter », déclare Soledad Ezquerra Casalé.

Alejandro Torrús


* Cara al sol : hymne franquiste que les enfants devaient chanter quotidiennement avant les cours à l’école.
** Division Azul : corps de volontaires espagnols et portugais créé en juin 1941 par Franco et mis à disposition de l’Allemagne nazie pour combattre sur le front de l’Est.


Traduction : Floréal Melgar pour « le Blog de Floreal » : https://florealanar.wordpress.com/2021/10/26/la-fosse-commune-des-dix-femmes-duncastillo-des-a-coudre-peignes-a-cheveux-et-lhonneur-de-combattre-le-fascisme/
.
Source : https://www.publico.es/politica/fosa-10-mujeres-uncastillo-dedales-peinetas-honor-luchar-fascismo.html