La loi de la mémoire démocratique parle de justice et ne va juger personne

dimanche 14 novembre 2021, par Pascual

Emilio Silva : « La loi de la mémoire démocratique parle de justice et ne va juger personne. »

.
La loi sur la mémoire démocratique en est aux dernières étapes de sa procédure parlementaire. Le président de l’Association pour la récupération de la mémoire historique, Emilio Silva, pionnier de la lutte pour la mémoire et la récupération des corps des personnes réprimées en Espagne, fait le point sur la nouvelle loi, un texte qui pour lui « ne fait pas un seul pas vers la fin de l’impunité du régime franquiste ».

Emilio Silva (Elizondo, Navarre, 1965) connaît les histoires oubliées, la mémoire, les os, le silence et la rage. Avec l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), une organisation qu’il a fondée en 2000 et dont il est le président, il a passé plus de deux décennies à déterrer les disparus qu’aucun régime, ni fasciste ni démocratique, n’a voulu sortir de l’oubli. Il a également dénoncé ceux qui ont commis les crimes qui ont conduit ces corps sous terre en toute impunité.
21 ans après la première fois où il a retroussé ses manches pour faire sortir de terre des pères, des sœurs, des grands-pères, des arrière-grands-mères, des cousins et des amis, et 46 ans après la mort du dictateur, ce combattant de la mémoire, aussi pragmatique qu’anticonformiste, commente les avantages et les inconvénients de la deuxième loi qu’un gouvernement espagnol démocratique a promulguée dans l’idée de rechercher la vérité, la justice et la réparation pour les milliers de victimes du fascisme pendant la guerre et la dictature. Une loi de mémoire démocratique dont l’avant-projet de loi a été envoyé par le Conseil des ministres au Congrès le 20 juillet et dont Silva - on le voit - n’est pas du tout content.


Un an pour finaliser le texte entre la présentation du projet de loi et l’approbation du texte. Cela a pris beaucoup de temps.
Cela dépend de la façon dont on place le compteur. Pedro Sánchez est à la Moncloa depuis trois ans. Carmen Calvo était également vice-présidente, et elle a annoncé le 15 septembre que le texte parviendrait au Congrès dans trois mois. Dix mois ont passé et il n’est toujours pas au Congrès, il a été approuvé par le Conseil des ministres, mais n’a pas encore été approuvé. Cela illustre parfaitement ce qui se passe, à savoir que nous répétons ce qui s’est passé en 2007 [avec la loi sur la mémoire historique]. Ils nous ont annoncés qu’il serait publié au Journal officiel de l’État en mars 2005 et il est arrivé à la fin de la législature.

Comment peut-on dire que c’est un crime d’exalter le franquisme et que ce n’est pas un crime que le franquisme ait fait disparaître 114 000 personnes ?

.
En tant que fondateur de l’ARMH, vous avez été l’un de ceux qui ont ouvert des chemins et frappé à de nombreuses portes pour la première fois pour la récupération de la mémoire et des corps de ceux qui ont subi des représailles. Cela fait deux décennies de travail, avec des dizaines de tombes mises à jour et d’obstacles pour déterrer les corps. Quels sentiments cette nouvelle loi suscite-t-elle en vous ?
Pour beaucoup des choses que nous demandons à l’État, il n’y a pas besoin de loi, il s’agit plutôt de la volonté de ceux qui gouvernent. Si Pedro Sánchez l’avait voulu, le jour où il est arrivé à la Moncloa, il aurait convoqué le chef de la police scientifique du ministère de la Justice, le chef de l’Institut de toxicologie, des chercheurs et des départements d’histoire des universités publiques et ils auraient commencé à le faire dès la première minute.

Cette loi ne fait pas un seul pas pour mettre fin à l’impunité du franquisme.

.
Cette loi est une loi qui, dans son texte, ne fait pas un seul pas pour mettre fin à l’impunité du régime franquiste. Lorsque nous avons commencé à parler des tombes, nous avons commencé à parler d’un sujet qui, pendant 25 ans, depuis que l’amnistie a été approuvée en 1977, n’a été traité par aucun parlement. Nous aidions des proches ou résolvions des affaires, et nous avons contribué à décoller du cadre de la Transition. Cette loi permet d’y recoller.

Le texte de loi énonce d’emblée le slogan des défenseurs de la mémoire historique : vérité, justice, réparation et garanties de non-répétition.

.
Il parle de justice et ne va juger personne. Il parle de vérité et prétend procéder à un recensement des victimes sans nommer les coupables et sans procéder à un recensement des coupables. Et il parle de réparation, mais il ne va pas indemniser les familles. Cette loi est censée assumer les principes indiqués dans deux rapports des Nations unies de 2014, mais ce qu’elle fait, c’est, dans ce cadre d’impunité, créer certaines tâches. Notre sentiment est celui d’une loi qui a échoué une fois de plus.

Un gouvernement d’une démocratie qui, au lieu de garantir les droits de l’homme, les subventionne, présente une faiblesse et une déficience démocratiques très claires.

.
Lorsque le texte de la loi de 2007 a été rendu public, cela a motivé un groupe d’associations à aller devant la Cour nationale, car le premier texte de 2006 ne mentionnait même pas le franquisme. Cette loi est une loi très légère. Je trouve très difficile de mettre des limites à la liberté d’expression, mais comment est-il possible que ce soit un crime d’exalter le régime de Franco et que ce n’en soit pas un lorsque le régime de Franco a fait disparaître 114 000 personnes. La loi est plus esthétique qu’éthique, car si elle considérait que la justice doit être rendue, elle poursuivrait les responsables de ces violations des droits humains.

Donc, pour vous, cela ne met pas fin à l’impunité de ceux qui ont fait un coup d’État en toute impunité.
Pas pour nous, c’est un fait. La loi ne fera rien pour mettre fin à l’impunité du régime franquiste. Rien. C’est un problème de volonté politique : ne pas toucher à la loi d’amnistie, ne pas s’engager à faire quelque chose dans le système judiciaire, dans les limites de ce que peut faire un pouvoir exécutif.

C’est comme si je me rendais à la gare d’Atocha lors de l’attentat du 11 mars 20044 et que je divisais les 190 morts en groupes de dix et que je leur disais : parents, présentez-moi des projets mais je ne vais réparer que quatre groupes.

.
La loi entend subventionner le règlement des questions de droits humains, ce qui est extrêmement grave. Nous ne demandons pas ces subventions parce que nous sommes contre un modèle qui est une aberration : il met en concurrence des groupes de parents pour l’obtention de ressources publiques, de sorte que certains présentent de meilleurs projets que d’autres et s’excluent mutuellement. C’est comme si je me rendais à la gare d’Atocha lors de l’attentat du 11 mars 2004 et que je divisais les 190 morts en groupes de dix et que je leur disais : parents, présentez-moi des projets, mais je ne vais réparer que quatre groupes.

Un gouvernement dans une démocratie qui, au lieu de garantir les droits humains les subventionne, présente une faiblesse et une déficience démocratiques évidentes. Et la loi ne se contente pas de subventionner, elle canalise également les ressources par le biais des conseils locaux, ce qui signifie que dans certaines municipalités, l’application ou non des droits de l’homme sera soumise à l’idéologie de celui qui gouverne. C’est une autre aberration démocratique. Les droits humains sont inhérents à l’être humain, il ne peut y avoir un maire qui me les retire ou une société qui me dit non, alors que mon grand-père est bien enterré dans une fosse.

Tels sont les problèmes que peut poser le modèle choisi pour les exhumations, selon ce modèle ce sont les associations qui seront chargées du travail et non l’État lui-même. Selon vous, qu’aurait-il fallu faire à cet égard ?
Ce qu’il faut faire, c’est que l’État crée une institution, comme le gouvernement basque en a une sans loi pour le moment. Cette semaine, le gouvernement basque a présenté une loi au Parlement basque, mais depuis 2003, avec différents partis au gouvernement, il existe une institution, l’Institut Gogora, où si un membre de la famille appelle, il est appelé, on s’occupe de lui, il est pris en charge par l’État et l’institution enquête. Le résultat de l’enquête est remis en copie au membre de la famille. Et si, au cours de l’enquête, une tombe est découverte, elle est automatiquement exhumée et identifiée génétiquement, il n’y a pas besoin d’une subvention ou d’un comité pour décider de le faire ou non. On considère que l’État a ce devoir et il n’y a rien à discuter. Ce que l’État doit faire, c’est étendre ce modèle là où il n’existe pas.

Il faudrait étudier sur le même niveau la vie du général Queipo de Llano, qui a dit à ses soldats de violer des femmes comme Clara Campoamor, dans des discours radiodiffusés.

.
Je ne peux donner à personne la catégorie de victime. Cela doit être fait par un État. Lorsqu’ils externalisent cela, ils privent les victimes de cette catégorie. Nous avons effectué près de 200 exhumations et nous disposons de beaucoup de documentation, de rapports archéologiques et médico-légaux, mais nous ne prenons en charge qu’une partie du problème. Toutes ces informations ont été rassemblées, mais si elles avaient été traitées par un fonctionnaire de l’État comme un notaire, il aurait simplement permis à l’État de jouer son rôle dans les exhumations, en reprenant les procès-verbaux, en disant que c’est un fait historique, ce ne serait plus une partie de la vérité qui aurait été révélée. Lorsque l’État externalise tout cela, il se lave les mains de s’occuper des proches en tant que victimes, de leur donner leurs droits, et il se lave les mains par rapport au fait de créer la vérité officielle. Ensuite, avec cette vérité, chacun peut penser avec sa propre idéologie comme bon lui semble.

La loi propose une banque d’ADN.
Oui, mais bien que les gens soient très impressionnés par cela, c’est une chose très simple. Le gouvernement catalan dispose d’une banque d’ADN depuis de nombreuses années et celle-ci a permis d’identifier très peu de personnes. Vous pouvez avoir une banque d’ADN et ne jamais identifier quoi que ce soit. Vous pouvez avoir des échantillons d’ADN de 20 000 parents, mais si vous ne vous consacrez pas à la recherche des disparus, la banque d’ADN n’identifiera personne.

Cette loi ne va pas redonner une parcelle de terre ou d’un verger à qui que ce soit de ceux qui se les sont fait prendre sous la menace d’une arme.

.
Le principal problème que vous voyez alors est que la loi ne prévoit pas de structure étatique, et qu’elle laisse une grande partie du travail aux associations via des subventions.
Que se passerait-il si demain toutes les associations qui se battent dans différentes institutions décidaient de ne rien faire ? L’État attendrait. Cela ne peut pas dépendre de la dénonciation de quelqu’un. Non, l’État le sait déjà : nous lui donnons des informations depuis de nombreuses années sur ce qui se trouve sur place. Il a déjà une carte des tombes. C’est officiel. Un crime fait l’objet d’une enquête même si la famille de la personne assassinée ne veut pas que cela soit fait.

L’Espagne a mis 30 ans après la mort du dictateur pour avoir sa première loi de la mémoire. Il a fallu encore 16 ans pour élaborer une nouvelle loi, critiquée non seulement par les négationnistes de droite, mais aussi par la gauche, les associations et les militants de la mémoire.
Eh bien, je pense que la droite doit être assez satisfaite de cette loi, même si elle réagit de manière excessive. Elle n’aimera pas ça, mais ça ne l’irritera pas. Il y a des tortionnaires qui reçoivent encore des pensions spéciales, et pas seulement le tortionnaire Billy el niño. Cette loi ne va pas rendre une parcelle de terre ou d’un verger à quelqu’un à qui on l’a pris sous la menace d’une arme. Il ne s’agit pas de recenser les bourreaux, mais les victimes. La vérité est plus complexe. Nous avons le droit de savoir qui sont les meurtriers, ceux qui ont pris l’argent qui n’était pas le leur. C’est l’engagement minimal envers la vérité.

Nous avons encore quatre ou cinq entreprises dans l’Ibex 35 (l’équivalent du CAC 40) qui ont fait leur fortune avec des esclaves politiques.

.
Cette loi continue à évoluer dans le cadre de la Transition. Nous voyons, par exemple, comment Pablo Casado parle des milliards que ce pays a consacrés à la réparation des victimes de la dictature, et il appelle cela une réparation lorsque ma grand-mère a reçu une pension de veuve en tant que veuve, et non parce que son mari avait été assassiné par des pistoleros de la Phalange. Et le secrétaire d’État à la mémoire parle de milliards de réparations, y compris des pensions de veuve. Ils partagent ce discours selon lequel nous ne sommes pas partis de zéro, que la Transition était déjà faite.
Je crois que le problème est lié à la structure sociale. Ce pays a été gouverné par différents partis, mais ceux qui sont au pouvoir depuis les années 50, 60 et le début des années 70 étaient les enfants des franquistes, et cette élite a gouverné l’Espagne pendant des décennies et a créé une démocratie adaptée à ses privilèges. Notre grand problème n’est même pas dans le système des partis, qui est aussi un problème ; il se situe antérieurement. Il se trouve dans la structure sociale. Nous sommes toujours entre les mains de « et » gouvernés « par ». Le problème est que l’on n’a pas généré un désordre social, entre guillemets, qui permettrait une corrélation différente des forces, et nous avons encore quatre ou cinq entreprises dans l’Ibex 35 qui ont fait leur fortune avec des esclaves politiques. Personne ne leur a dit que cela devait être réparé.

Un nouveau cadre éducatif est proposé pour l’introduire dans les programmes scolaires et pour en finir une fois pour toutes avec le récit de l’équidistance et de la « responsabilité symétrique », que dénonçait même Pablo de Greiff des Nations unies. Les manuels scolaires changeront-ils enfin le récit ?
Il y a déjà des manuels qui l’ont modifié. Il y a trois ans, un de mes amis, professeur d’histoire dans le secondaire, m’a envoyé la photo d’une page d’un livre, d’un éditeur catholique, SM, consacrée aux tombes. Je pense que c’était de l’histoire contemporaine pour la deuxième année du Bac. Il a proposé une série d’activités et de débats en classe. J’étais ému. Le problème est que Carmen Calvo a déclaré lors de la conférence de presse du 15 septembre, lorsque le premier texte a été présenté, que nous devions étudier l’histoire de Clara Campoamor. J’applaudis, nous devons étudier les personnes qui se sont battues pour nos droits. J’applaudis cela, mais nous devons également étudier la vie de Queipo de Llano, qui a dit à ses soldats à la radio de violer des femmes comme Clara Campoamor. Nous sortons les responsables du cadre, et cette loi fait de même. Si vous ouvrez le document et cherchez l’Église catholique, elle n’est même pas mentionnée, alors qu’elle a été l’une des grandes institutions répressives du coup d’État et de la dictature. Elle n’est même pas mentionnée.

Quand on ne condamne pas les bourreaux, parce que cela n’a pas été fait dans ce pays, vous n’avez pas abandonné l’équidistance.

.
Qu’est-ce qu’ils font ? Une histoire qui ne dérange pas. Je comprends que la droite ne voit pas d’inconvénient à ce que nous racontions l’histoire de Clara Campoamor et qu’elle accepte que des droits ont été conquis sous la Seconde République, mais nous n’allons pas aller plus loin. Nous devrons raconter l’histoire des bâtisseurs de la démocratie et des destructeurs de la démocratie. Les nouveaux citoyens ont le droit de tout savoir. Dans le document, le mot vérité apparaît de nombreuses fois, mais ce n’est pas la vérité. C’est une partie de la vérité.

Quand on ne condamne pas les bourreaux, parce que cela n’a pas été fait dans ce pays, et quand aucun président du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions, en 45 ans, n’a organisé un acte public avec les victimes, vous n’avez pas abandonné votre équidistance, parce que vous continuez sans attaquer, comme c’est votre devoir en tant que gouvernement démocratique, ceux qui ont détruit la démocratie. Vous ne soutenez toujours pas publiquement ceux qui ont été victimes de cette destruction.

La loi propose en effet des amendes pouvant aller jusqu’à 150 000 euros pour les actes d’exaltation du fascisme, la destruction de monuments et de lieux de mémoire ou la destruction de fosses communes. Va-t-on enfin cesser de voir dans ce pays des personnes criant des slogans fascistes ou des drapeaux aux armoiries fascistes sur leur balcon ?
Il faut que je voie ça. Le jour où le corps de Franco a été exhumé du Valle de los caídos (la Vallée des morts), les descendants du dictateur ont porté un cercueil dans la vallée, un espace dont un article, le numéro 16 de la loi 52/2007, empêche d’y exalter le franquisme. Rien que le drapeau sur le cercueil était un crime d’exaltation. Mais lorsqu’ils ont atteint l’hélicoptère, ses descendants ont crié « viva, Franco ; arriba España ». À quelques mètres de là, se trouvait la ministre de la Justice, Dolores Delgado, qui a vu un crime se commettre sous ses yeux et n’a pas sourcillé. Non seulement, elle n’a pas cligné des yeux. Si vous regardez les photos, sur la tombe, il y a quatre insignes avec le blason personnel du dictateur, le blason franquiste, et ainsi de suite. Le petit-fils de Franco les a demandées au ministre et celle-ci les lui a données. Voyons, qui est-elle pour donner quoi que ce soit à ces gens qui ont volé ce qui n’est pas écrit, même si c’est un gramme de métal, il est le patrimoine de l’État.

Les moines se trouvent dans le Valle de los Caídos de manière illégale depuis le 1er octobre 2020. Nous avons dénoncé ces agissements auprès du ministère public et le gouvernement continue de fermer les yeux.

.
Pour donner un autre exemple et faire une comparaison. Ce même ministre était quelques mois plus tôt à Mauthausen, dans un acte de reconnaissance des républicains déportés dans les camps nazis. Là, quelqu’un est intervenu et a qualifié de prisonniers politiques tous les hommes politiques condamnés pour avoir défendu le processus d’indépendance de la Catalogne. Ce n’est pas un crime, c’est une opinion, mais le ministre a quitté l’événement. Quand elle a vu la famille du dictateur commettre un crime, elle n’a même pas sourcillé.

Le texte reconnaît les violences spécifiques à l’égard des femmes et les formes de répression autres que la violence physique elle-même, comme l’expropriation de biens ou l’épuration professionnelle. Y a-t-il des progrès ou voyez-vous encore des lacunes ?

Il y a des progrès, bien sûr, mais c’est là que l’une des institutions protagonistes devrait être l’Église catholique, elle était l’une des grandes institutions répressives, elle avait des ordres pour les femmes dans les prisons pour femmes. Il y avait une répression politique et morale contre les femmes. La morale de l’église a été incluse dans le code pénal et, après quelques années de conquête de droits avant la dictature, les femmes sont devenues, avec tout le respect qui leur est dû, les animaux domestiques de leur père ou de leur mari sous le régime de Franco. Leurs têtes étaient rasées, il y a eu de nombreux viols et beaucoup d’entre elles sont mortes sans même dire la vérité à cause de la honte, de la peur... Il ne sera jamais possible de le découvrir. Si vous voulez connaître la vérité sur toutes les répressions, vous ne pouvez pas séparer ceux qui ont articulé, construit, légitimé, incité, sélectionné d’un groupe humain cible d’une répression spécifique.

La loi est plus esthétique qu’éthique, car si elle considérait que justice doit être rendue, elle poursuivrait les responsables de ces violations des droits de l’homme.

.
En plus d’un recensement des victimes et d’une banque d’ADN de l’État, un parquet pour la mémoire démocratique et les droits de l’homme a été créé, à l’instar de pays plus avancés dans ce domaine, comme l’Argentine. Sommes-nous à la hauteur des modèles choisis pour ces institutions ?
Le parquet va faire ce que nous faisons depuis 20 ans : collecter des documents et dénoncer. Un ministère public ne juge pas, il ne condamne pas, et les associations de procureurs l’ont déjà dit : il est pieds et poings liés par la loi d’amnistie.

Moi qui suis un peu conspirateur, j’ai été frappé par le fait qu’une chose a changé dans le travail de ce bureau du Procureur. La loi de 2007 et les discours du gouvernement parlent de la période politique couverte par la loi d’amnistie de 77, qui va du 18 juillet 1936 à décembre 1976. Par coïncidence, ce ministère public a maintenant augmenté sa période d’intervention jusqu’au 6 décembre 1978, date de l’approbation du référendum sur la Constitution. Quelle coïncidence que ce soient exactement les dates couvertes par la plainte argentine contre les crimes du franquisme, une plainte qui fonde son existence sur le fait qu’il n’y a pas d’enquête en Espagne sur le sujet, ce qui permet à l’Argentine d’appliquer le principe de justice universelle. Mais maintenant qu’il existe un bureau du Procureur, l’Espagne peut dire à l’Argentine « fermez cette procédure, nous avons déjà un bureau du Procureur en Espagne qui s’occupe de cela ». Et c’est tout. Ce bureau du Procureur ne va pas placer une juridiction franquiste sur le banc des accusés.

On suppose qu’un mausolée fasciste tel que le Valle de los Caídos pourrait être reconverti. Voyez-vous le jour où les horreurs de sa construction seront racontées et où les 34 000 corps qui s’y trouvent encore aujourd’hui seront retirés et enterrés conformément aux souhaits de leurs proches ?
Je suis contre sa re-signification. Je ne pense pas que cela doive être fait, il faut dire ce que c’est, et c’est tout. Vous installez une exposition dans la nef centrale, ce qui ne nécessite aucune loi, et c’est tout. Si le Patrimoine national veut le faire, il le fait aujourd’hui. Nous, avec un groupe d’historiens, avons proposé de leur en faire don. Une exposition qui raconte comment il a été construit, à quoi il était destiné, ce qui en a été fait pendant le franquisme et pendant la démocratie, et c’est tout, il n’y a rien à réinterpréter.

Je comprends qu’il s’agit d’une re-signification.
Mais le discours du gouvernement est de faire des interventions là-bas pour créer une autre histoire. Non, non ; il faut raconter leur histoire, point final. Comme dans un camp nazi. Que l’on signale : les armoiries personnelles de Franco qui sont sur les bancs de la basilique, elles sont aussi sur les assiettes et les serviettes de l’auberge gérée par les moines. D’ailleurs, nous avons déjà dénoncé le fait que depuis le 1er octobre, les moines ne devraient pas être là-bas, car depuis cette date, selon la loi des contrats et des accords de l’État, l’accord avec le Valle de los Caídos a expiré. Les moines se trouvent dans le Valle de manière illégale depuis le 1er octobre 2020. Nous avons dénoncé ces agissements auprès du ministère public et le gouvernement continue de fermer les yeux.

Je suis en faveur du maintien de la croix. Il faut dire que c’est l’Église catholique a créé cette alliance avec le fascisme.

.
Et que faisons-nous avec les 34 000 os qui se trouvent les fosses communes ?
Il s’agit d’un problème très complexe. Nous devrons obtenir ce que nous pouvons. Au moins les républicains, car d’autres familles franquistes ont eu la possibilité de dire non, mais pas les républicains. Je les ferais sortir de là directement. Ce qui n’est pas acceptable, c’est que le gouvernement dise qu’il va construire un cimetière civil sur un site qui est une basilique catholique et qui est couronné par cette super croix que Franco souhaitait, c’est une contradiction dans les termes.

Enfin, cette loi permettra-t-elle de faire sortir des cimetières tous les pères, les grands-mères, les oncles, les sœurs et les arrière-grands-parents qui attendent depuis des décennies ?
Sûrement pas à cause de la loi, et cela se fait déjà. La loi de 2007 date de décembre et le gouvernement accordait déjà des subventions depuis janvier 2006. Cette loi n’a pas non plus de mémoire économique. Quand on n’établit pas un droit avec toutes ses conséquences, si on le transforme en éléments économiques avec des subventions, un autre gouvernement arrive et arrête de subventionner. Et rien ne se passe, car comme vous ne l’avez pas traité comme un droit, vous ne violez pas un droit.

Ce qui est terrible dans le discours du gouvernement, c’est qu’il se base sur deux choses : les montants économiques et le nombre de tombes. Je ne sais pas combien a coûté la réparation de l’attaque du 11 mars 2004 à Atocha, et je m’en fiche. Je m’intéresse au fait que l’État a pris en charge les blessés, les victimes, qu’il a enquêté, etc. Parler du nombre de tombes réifie les gens. Il ne parle pas de crimes, de meurtres, de disparitions forcées. Ils ont transformé les tombes en objets dépersonnalisés, elles sont comme des tuyaux. C’est le discours de l’impunité assumée par l’État. Je suis sûr qu’avec cette politique et ces ressources, ils feront beaucoup d’exhumations, mais le problème n’est pas seulement de les faire, mais de savoir comment les faire.
Nous avons bien examiné la loi.
Il y a une chose que je voudrais mentionner : les jours où ils ont l’intention de commémorer les victimes du franquisme et de l’exil. C’est ahurissant. Ils veulent célébrer le 8 mai comme le jour de l’exil, qui est le jour où l’on célèbre la libération de l’Europe. Et je dis : qu’est-il arrivé à un exilé au Mexique ou en Argentine le 8 mai 1945 ? Il pourrait se réjouir de la défaite du nazisme, mais que s’est-il passé dans sa vie d’exilé ? Qu’il avait encore 30 ans d’exil. Qu’est-ce qu’un exilé a à célébrer ce jour-là, comme si nous avions été libérés du fascisme comme le reste de l’Europe.

La volonté du gouvernement, et c’est un discours qui parcourt toute la loi, est de reconstruire un certain discours idyllique de la Transition.

.
L’autre chose est la Journée des victimes du franquisme. C’est le plus brutal. Ils veulent la célébrer le 31 octobre. Que s’est-il passé le 31 octobre 1978 ? Le Parlement a approuvé son texte pour qu’il soit envoyé au référendum constitutionnel. Ce texte ne condamne pas la dictature, ni ne reconnaît les victimes du franquisme, ni ne reconnaît la Seconde République comme un moment démocratique. Alors, qu’est-ce qu’une victime du régime franquiste peut bien avoir à célébrer ce jour-là ? Un démocrate peut dire, c’est bien, c’est une constitution démocratique. Mais en tant que victimes, rien ne leur est arrivé ce jour-là. Qui plus est, les victimes étaient rendues invisibles dans le texte d’une constitution démocratique.
La volonté du gouvernement, et c’est un discours qui parcourt toute la loi, est de reconstruire un certain discours idyllique de la Transition. Pourquoi la Journée des victimes du terrorisme en Espagne a-t-elle lieu le 27 juin, le jour où l’on commémore un attentat terroriste, et pourquoi ne choisit-on pas de commémorer les victimes du régime franquiste le jour d’un attentat franquiste, que ce soit le 5 août, le jour où les Treize Roses ont été fusillées, ou le 12 décembre, lorsque l’ONU a condamné le régime franquiste et que tous les pays ont retiré leurs ambassadeurs d’Espagne ?

Entretien avec Emilio Silva publié dans El Salto Diario
https://www.elsaltodiario.com

Traduction : Daniel Pinós