En 1939, plongée dans les camps de réfugiés espagnols en France

mardi 4 mai 2021, par Pascual

DES JOURNALISTES SOLIDAIRES DES RÉPUBLICAINS QUI FUIENT LE RÉGIME DE FRANCO

À l’issue de la guerre civile déclenchée par le général Francisco Franco, la défaite des républicains espagnols est consommée. Certains qu’une répression sans pitié les attendait en Espagne, des centaines de milliers d’entre eux se réfugient en France au début de l’année 1939. Des journalistes de gauche — mais pas seulement — témoignent alors de leur sort.

« Notre tour de la souffrance est désormais terminé. À Latour-de-Carol, à Argelès en passant par Saint-Cyprien, Bourg-Madame, Amélie-les-Bains, Arles-sur-Tech, Le Boulou, nous avons vu, touché de près, les plus épouvantables misères. » Voici une dizaine de jours que le reporter Ribécourt, de retour d’Espagne, visite les camps des Pyrénées-Orientales accueillant les républicains espagnols. De tous ses confrères dépêchés sur place par la presse de la gauche française, c’est lui qui en possède la connaissance la plus ample. Il travaille pour le quotidien Ce soir, dirigé par les journalistes-écrivains Louis Aragon et Jean-Richard Bloch, et dont le secrétaire général est leur homologue Paul Nizan. Le journal est créé en mars 1937 par le parti communiste pour concurrencer le Paris-Soir de l’industriel Jean Prouvost, auquel il va emprunter l’essentiel de sa maquette, et la part belle y est faite à la photographie. Laquelle est fréquemment issue de l’œil de Robert Capa, crédité ou non.

En ce 20 février 1939, le reportage de Ribécourt démarre en « une » : « 30 000 blessés et malades dans les camps de concentration ». Ce dernier terme peut surprendre. Il est alors celui employé par l’administration, et a été défini par le ministre de l’intérieur, Albert Sarraut, début février : « Le camp d’Argelès-sur-Mer ne sera pas un lieu pénitentiaire mais un camp de concentration. Ce n’est pas la même chose (1). »

Le 26 janvier 1939, les troupes de Francisco Franco et de ses alliés sont entrées dans Barcelone. Le 4 février, Gérone est prise. Le 10 février s’achève la conquête franquiste de la Catalogne. Entre-temps a débuté la Retirada (« retraite »), « l’exode le plus considérable qui se soit jamais produit à une frontière française (2) ». Des centaines de milliers d’Espagnols la franchiront ; autant d’« étrangers indésirables » ainsi stigmatisés par les décrets-lois Daladier de 1938 (3).

À partir de fin janvier 1939, des reporters acquis à la cause républicaine — dont certains ont suivi l’exode d’Espagne en France — sont envoyés à la frontière : soit celle de La Junquera — Le Perthus, soit celle de Portbou-Cerbère. Outre le chargement inutile que s’infligent les « évacués », les journalistes sont tous frappés par cette foule qui traverse la frontière. « Depuis le matin, ils descendent sans arrêt de la montagne, en file ininterrompue, grossie par des voitures poussiéreuses ou des groupes de mulets surchargés de ballots et d’ustensiles les plus divers », décrit, le 7 février, Georges Beaubois, rédacteur du quotidien communiste l’Humanité, au Boulou, « village où l’on centralise et vaccine ». Au Perthus ou à Prats-de-Mollo, fin janvier, le journaliste et traducteur Louis Parrot se confronte pour Ce soir à ces « cohortes de la misère ». Le terme « cohorte » est récurrent dans tous les reportages. On relève également celui de « horde » chez les envoyés spéciaux de la SIA, journal de l’organisation libertaire de secours Solidarité internationale antifasciste, fondée en Espagne en juin 1937. Jules Chazanoff (dit « Chazoff ») et Lucien Haussard y dépeignent, le 9 février, une « horde d’émigrants, de fugitifs, les uns éclopés, les autres malades, tous épuisés ».

« Parqués comme des bêtes »

« Les hommes valides sont escortés vers des camps d’internement, nous apprend l’historienne Geneviève Dreyfus-Armand ; quant aux femmes, aux enfants, aux malades et aux personnes âgées, même si nombre d’entre eux échouent un temps plus ou moins long dans les camps de concentration, ils sont massivement évacués dans divers départements de l’intérieur, où des centres d’hébergement les accueillent tant bien que mal. » Elle précise : « Il arrive aussi que ces séparations se produisent dans des camps de triage ou de “collectage” situés près de la frontière, à Prats-de-Mollo, à Latour-de-Carol, au Boulou, à Bourg-Madame ou à Arles-sur-Tech » (4).

« Réfugiés » souvent, « évacués » parfois, « émigrés », « émigrants », « fugitifs » plus rarement, tels sont les termes employés par les reporters pour nommer les Espagnols en ce début d’année 1939. Des hommes, des femmes et des enfants qui n’ont plus de pays, et dont le statut repose désormais sur la « masse » à laquelle ils appartiennent. Des « internés » dont, grâce aux reporters, nous allons suivre la vie dans les premiers camps, entre fin janvier et fin février. Ils livrent au lecteur des peintures précises, images minutieuses du « drame » espagnol se déroulant sous leurs yeux stupéfaits. Commençons à entrer avec eux dans les camps.

Le thème de la souffrance prédomine dans les reportages. Il recouvre deux tourments, enseignés par Ribécourt le 18 février, après sa visite des camps à l’orée de Bourg-Madame : « Installés à ciel ouvert, sur de grandes aires nues, ils reçurent par milliers des réfugiés. Plusieurs jours et nuits durant, des milliers d’êtres humains connurent de terribles souffrances, les morsures du froid, l’angoisse de la faim. » Il fait froid, parce que c’est l’hiver, que la neige blanchit les silhouettes qui s’engagent vers la frontière. Il fait froid, à cause de la pluie, mention météorologique récurrente, tel un décor inamovible commandé par tous les envoyés spéciaux.

La pluie est tellement incessante que, lorsqu’elle s’arrête, elle conduit un reporter réputé du quotidien socialiste Le Populaire, Jean-Maurice Hermann, à invoquer le ciel : « Remercions le ciel de ne pas pleuvoir. La situation de cette énorme foule serait tout simplement effroyable et son ravitaillement presque impossible. » En juillet 1936, Hermann avait été l’un des tout premiers reporters français à pénétrer dans la péninsule insurgée, où il s’était enthousiasmé pour le « tumulte joyeux et désorganisé », pour les « poings levés ». Depuis, il a suivi l’arrivée des réfugiés basques en 1937. Nous le retrouvons en ce début 1939 effectuant « une tournée dans les camps de concentration ». Le 14 février, deux jours après son invocation, il s’écrie, affligé : « Ça y est ! Il a commencé ce soir à pleuvoir, une petite pluie froide et serrée. » Il poursuit : « Sur le sable souillé d’Argelès et de Saint-Cyprien, 140 000 hommes — leur nombre augmente à chaque heure — se blottissent en frissonnant les uns contre les autres, tirant sur leurs épaules amaigries les quelques vieilles couvertures qu’ils ont amenées d’Espagne. »

Pour contrer la pluie, des couvertures et la chaleur humaine. L’hebdomadaire de l’Union anarchiste, Le Libertaire, envoie l’un de ses rédacteurs, Maurice Doutreau, sur les lieux. À Saint-Cyprien, pour s’abriter, en plus « de leur maigre couverture », les réfugiés recourent à des « plaques de tôle arrachées de-ci de-là aux camions abandonnés ». Beaubois, lui, sillonne pendant un mois le département pour L’Humanité. Il pourfend la condition « terrible » de ces hommes, qui n’ont que « le ciel pour toit ».

À Argelès, « un vent glacial s’était élevé, soufflant en trombe le long de la côte, emportant dans une folle sarabande de vieux linges, des brindilles et du sable mêlés de terre » (Ribécourt). À Saint-Cyprien, « sur la plaine dénudée, le vent souffle avec violence. Il chasse des nuages de poussière en mugissant lugubrement, les grains de sable picotent les visages » (Émile Decroix dans L’Humanité).

La souffrance des réfugiés ne se limite pas au froid : « J’en vois un pleurer en recevant un morceau de pain » (Hermann, à Argelès). « Ces dizaines de milliers de personnes ne s’étaient rien mis sous la dent depuis leur arrivée, variant entre vingt-quatre heures et trois jours (...). J’ai vu tout à l’heure des hommes mâcher des roseaux pour tromper leur faim... », atteste Ribécourt à Saint-Cyprien.

« Voulez-vous retourner chez Franco ? », demandait-on à la frontière. « Qui veut aller à Hendaye ? », crient les gendarmes dans les camps. Devant la faim et le froid subis par les hommes, Hermann « finit par oser se demander sans oser le croire, tellement ce calcul révélerait de cruel cynisme, si on ne soumet pas exprès les réfugiés à ce régime pour peser sur leur volonté, pour les déterminer à la seule décision qu’on leur présente comme une porte de sortie de cet enfer : le retour à l’Espagne fasciste ».

Dans l’hebdomadaire illustré proche du parti communiste Regards, Stéphane Manier consacre, le 23 février, un article entier au « plan » qu’il prête au préfet. Que se cache-t-il derrière cette « terreur », ce « désordre », cette « géhenne » des camps ? Le pouvoir d’« enchantement » du « chemin qui mène vers Franco » : « Dès que s’ouvre l’itinéraire : Pyrénées-Orientales — Hendaye — Burgos, tout devient riant. Les camions, les trains, la soupe chaude font la haie sur le chemin qui mène vers Franco. » Doutreau opine dans Le Libertaire du même jour : « Sitôt que quelques-uns parmi les plus faibles ou les plus las se sont laissé séduire, on change leur régime. Ils sont mis à part, mieux nourris, mieux traités et on les laisse jouir d’une plus grande liberté. »

Quant à la « question sanitaire, mieux vaudrait n’en pas parler en ce qui concerne les camps », assène Marc Bernard le 24 février dans La Lumière, l’« hebdomadaire [radical-socialiste] d’éducation civique et d’action républicaine ». Sa renommée consœur Madeleine Jacob décide de donner à voir la réalité du camp d’Argelès : « On marche dans les excréments. Il n’y a dans le camp ni feuillées, ni latrines, ni eau pour se laver. Ici on fait cuire une poignée de riz ; tout près un homme a mis bas la culotte et se soulage. » Le camp, s’alarme-t-elle, est un nid à microbes, il dégage une puanteur insoutenable. Les précipitations y sont d’autant plus redoutées : « Il pleut. L’atmosphère est irrespirable malgré le plein air de la plage. L’odeur qui monte du sol est plus forte que tout. Il pleut, cela veut dire que si on laisse ces hommes ici, ce sera vite l’épidémie la plus dangereuse. »

La maladie s’installe : il y a des « contagieux » à Latour-de-Carol, mais il y a aussi, informe Ribécourt dans le même reportage, des « tuberculeux », des « typhoïdiques » ; il y a, ajoute-t-il, à Bourg-Madame, des « soldats (...) atteints de cholécystite », et « la gale, comme dans les autres camps, règne et fait des ravages ». Il y a des pleurésies à Argelès, des cas de dysenterie à Saint-Cyprien.

Au Perthus, fin janvier, Hermann révèle l’intrusion brutale de la mort sur le territoire français : « Soudain on s’écarte : trois carabiniers en espadrilles passent avec une civière où gît un blessé. En voici un autre, mais cette fois la couverture relevée sur le visage ne laisse deviner qu’une forme humaine étroite et rigide... » Le détail des espadrilles ne manifeste pas seulement le talent pour la description du journaliste du Populaire. Pour les reporters présents à l’été 1936 dans l’Espagne révolutionnaire et antifasciste, les espadrilles étaient l’une des marques vestimentaires du peuple espagnol qui combattait. L’un de ses symboles. Aux pieds de ces « carabiniers » au Perthus en 1939, elles sont devenues les vestiges de ce combat, remplacées par les couvertures de la Retirada, habillement du peuple vaincu, exilé et réfugié. Hermann en fait également un ornement mortuaire : « La faim, le froid... Au moment où nous montions l’avenue qui mène au camp, nous avons croisé six hommes qui portaient dans une couverture un jeune soldat en veste de cuir, affalé, livide... et qui avait cessé de souffrir. » Le 18 février, Ribécourt, à Latour-de-Carol, semble tenir un registre comptable de la désespérance : « Il en mourut de froid, suivant les nuits, cinq, six, sept, huit. Cette nuit, il en est mort sept. Un réfugié tint à me les montrer. Près de la gare, sur une grande aire nue, sept caisses de bois blanc étaient alignées... »

Début février, Jacob signale une tentative de suicide au Boulou : « Quand nous y sommes passés, un drame venait d’avoir lieu. Un milicien s’était poignardé de désespoir. Il n’est pas mort. » Deux semaines plus tard, à Argelès, elle suggère l’attraction pour le suicide de nombre d’« internés » : « Il pleut misérablement. Certains groupes ont construit des cahutes, d’autres ont préféré allumer du feu avec les branchages. D’autres, résignés, à bout de force et de souffrance, ont creusé leur trou, où, recroquevillés, ils s’appliquent à tenir le moins de place possible. On dirait qu’ils attendent le moment de mourir sans en avoir trop l’air. »

La révolte des reporters cible la déshumanisation et l’animalisation subies par les réfugiés. « Parqués comme des bêtes » à Argelès ou à Amélie-les-Bains (Hermann, Ribécourt), « à peine mieux traités, en un mot, que les troupeaux de moutons qui emplissent les arènes de Céret », près de Saint-Cyprien (Bernard), ces hommes ne sont plus considérés comme tels par le pouvoir en place. « Sur la plage, écrit Jacob, ils sont plus de soixante mille derrière des fils de barbelés, comme des coupables ou des bêtes dangereuses. »

La rage de l’extrême droite

Si l’on manque de tout dans les camps, le gouvernement n’a donc pas oublié d’encercler les réfugiés avec des clôtures et de les faire garder à vue. Fin janvier 1939, Parrot relève dans Ce soir ce contraste : « On a appelé les troupes sénégalaises, mais nous n’avons vu, ni au Perthus, ni à Bourg-Madame, ni à Prats-de-Mollo, ni à Cerbère (où tout un peuple affamé et suppliant courait sous le tunnel), le moindre poste de secours, la moindre cuisine roulante, la plus petite distribution de vivres. » Toutefois, Émile Kahn souligne, le 15 février dans Les Cahiers des droits de l’homme, que, de son côté, « la France populaire se saigne aux quatre veines et dépense des trésors de pitié fraternelle pour les réfugiés qu’il est possible de secourir ».

L’Humanité et l’hebdomadaire de la Confédération générale du travail, Messidor, saluent le travail de la Centrale sanitaire internationale, créée au début de la guerre par le médecin communiste Pierre Rouquès. Dans Le Populaire, Roger Dufour, secrétaire général du Comité socialiste de secours à l’Espagne républicaine, crie « Au secours des réfugiés d’Espagne ». L’organe de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) convoie un camion pour les réfugiés : « Donnez des vivres, des vêtements aux Espagnols malheureux. » Le Libertaire lance un appel : « Plus que jamais, des vivres, des vêtements, des lainages, des médicaments. » Des journaux impulsent des souscriptions, pour les enfants espagnols souvent, tel le 10 février dans La Flèche de Paris, organe du Parti frontiste, dirigé par Gaston Bergery : « Un simple devoir d’humanité — Subvenir aux besoins des enfants espagnols. » La célèbre commentatrice du quotidien radical-socialiste L’Œuvre Geneviève Tabouis a d’ailleurs pris en charge, dès début janvier, une souscription « Au secours des enfants espagnols ». Et la légende de la photographie de réfugiés en « une » de Regards du 2 février s’exclame : « Vieillards, femmes, enfants, chassés par l’invasion qui se rapproche de notre pays. Ouvrez-leur les bras ! »

Les reporters soulignent la solidarité de nombreux Français. Au Boulou, relève Hermann dans Le Populaire, « grâce au dévouement inlassable des volontaires recrutés parmi la population, une bonne soupe chaude, un rata appétissant, du lait réconfortent » les réfugiés. « À Perpignan, dans les villages avoisinants, on les loge, ils sont soignés avec un dévouement qui vous redonne confiance dans les hommes », relève l’écrivaine Elsa Triolet dans Regards. Même le reporter de Paris-Soir Henri Danjou souligne lui aussi que « des gens charitables de Perpignan (...) distribuent à ces malheureux des oranges, des vivres ; ils leur versent des boissons chaudes et du lait ». Dans sa chronique quotidienne de Ce soir, Aragon informe du « déluge de lettres » de Français qu’il reçoit pour proposer de prendre des enfants chez eux. Une expression de Germaine Decaris démontre que ce mouvement de solidarité est national : « Il y a, en ce moment, dans le Calvados, comme, sans doute, dans maintes régions françaises, le miracle des réfugiés », écrit-elle dans L’Œuvre du 11 février.

Dans la presse conservatrice, le « miracle » ne saute pas aux yeux. Un reporter de L’Intransigeant alerte : « Il est à peu près impossible d’empêcher les réfugiés de quitter les camps pour gagner l’intérieur du pays. Perpignan est déjà envahi. Les patrouilles nocturnes, les services d’ordre en gare, les visites domiciliaires révèlent chaque jour la présence de centaines d’Espagnols en résidence illégale. »

Mais des unités coloniales gardent les camps. Dans Ce Soir, Ribécourt remarque la présence de « tirailleurs ». Hermann signale celle de « fantassins » et de « spahis (5) » dans Le Populaire, et Doutreau, dans Le Libertaire, celle de « goumiers marocains ». Mais les plus désignés sont « les Sénégalais ». Bernard décrit leur installation aux abords du camp de Saint-Cyprien, dans La Lumière : « Puis le terrain devient sableux, le trafic plus intense, les barrages de gardes mobiles plus nombreux : à l’extrémité de la plaine, les Pyrénées se dressent avec leurs hautes montagnes, que domine le Canigou, couvertes de neige. Soudain, vous découvrez d’énormes termitières qui soulèvent le sol, autour desquelles des taches noires et rouges se déplacent avec lenteur : le campement des Sénégalais. »

Les mesures de sécurité s’expliquent par ce qu’on ne dit pas : le camp est une prison. Pis, s’insurge Ribécourt : « Le bagne doit être moins dur qu’Argelès. » Hermann, à Latour-de-Carol, reprend cette analogie : « Je fis le tour du camp où j’allais connaître que ma visite aux autres bagnes ne m’avait décidément pas tout appris sur l’enfer des camps de concentration. » Selon lui, les « internés » sont « traités plus mal que des prisonniers de guerre ».

« Autant j’ai eu plaisir à rendre hommage à l’humanité des gardes mobiles qui accueillaient les réfugiés il y a quinze jours au Perthus et à Cerbère, prévient par conséquent Jacob, le 17 février, dans Messidor, autant je déplore d’avoir à dénoncer la brutalité de certains d’entre eux chargés de la police des centres d’hébergement ou des camps. » Le même jour, Bernard brosse dans La Lumière une scène qui se veut emblématique du traitement infligé aux républicains espagnols : « Un vieil homme qui s’avise en termes courtois de faire une observation à un gendarme particulièrement brutal reçoit une gifle qui le jette à terre. Un milicien ayant voulu s’interposer est roué de coups et laissé à demi mort. »

Toutefois, rétorquerait, à l’extrême droite, l’organe du Parti social français, Le Petit Journal, dirigé par le colonel François de La Rocque, « la débâcle des marxistes espagnols » oblige à protéger le territoire. « L’armée du crime est en France. Qu’allez-vous en faire ? », titre pour sa part l’hebdomadaire antisémite Gringoire. Le 8 février, le journal littéraire Candide sonne le tocsin : « Toute la lie, toute la pègre de Barcelone, tous les assassins, les tchékistes, les bourreaux, les déterreurs de carmélites, tous les voleurs, tous les pillards sacrilèges, tous les Thénardiers de l’émeute font irruption sur notre sol. » Au Perthus, le fameux reporter Henri Béraud précise néanmoins, le lendemain dans Gringoire, qu’il y aurait dans le « troupeau des bons et des mauvais : à côté des épuisés et des agonisants, les violateurs des sépultures ; donnant le bras aux femmes enceintes, les éventreuses sadiques, et, sur les pas des enfants aux yeux clairs, les scélérats les plus atroces, les tortionnaires les plus cruels, les politiciens les plus lâches ». L’Action française, « organe du nationalisme intégral », vitupère : « La France réelle ne veut pas servir de dépotoir aux criminels et aux assassins. »

Peut-être inspirée par une telle rage, une « révoltante brutalité » (Ribécourt) s’exerce contre des hommes affamés : « J’ai vu un capitaine de gardes mobiles chasser à coups de crosse des soldats qui se ruaient, sans un mot, sans bagarre, sans révolte, mais dans un élan animal et irrésistible, sur un camion de pain » (Hermann, à Argelès) ; « La faim, ce fut bien simple, relève Ribécourt : un pain pour vingt-cinq soldats, et, s’il y avait des récriminations, les Sénégalais que l’on avait armés de cordes à nœuds étaient là pour cela. » Le 14 février, il rapporte : « J’ai vu moi-même, hier soir et ce matin, de mes yeux vu, un Sénégalais se ruer sur un de ces malheureux qui revenait du buisson de roseaux voisin et le frapper à coups de crosse parce que, las d’attendre le bois pour construire des baraques, il était allé chercher lui-même des roseaux pour faire du feu durant la nuit. »

Dans Le Libertaire, Doutreau s’attarde sur le sentiment éprouvé par les Espagnols vis-à-vis des soldats maghrébins : « Avec un rare manque de tact, le gouvernement français a commis à la garde des miliciens, ces soudards arabes qui rappellent à nos camarades les brutes du Tercio (6) ; il était difficile d’être plus mufle. » Élément remarquable, il ébauche en outre une analyse de la violence dont font preuve ces « spahis » et « Sénégalais », qui sont les « chiens de garde issus de “notre” Empire »... Ces Sénégalais ou Marocains étaient, certifient les historiens, « des gardiens difficilement corruptibles et totalement incompréhensifs », des troupes « plus sûres en la circonstance que n’importe quel régiment français (7) ».

Des reporters se penchent aussi sur la condition des femmes réfugiées. Chazoff et Haussard rapportent dans la SIA du 9 février le fait suivant à Perpignan, précédé de l’intertitre « La traite des blanches » : « Des hommes infâmes proposent cent francs pour la sortie des camps, une soirée au cinéma et... la suite. » Le lendemain, Betty Darthel raconte dans La Flèche de Paris : « Autour de cette misère rôdent certains messieurs [à Cerbère]. Il y a deux jours, on en a découvert qui, évidemment, faisaient preuve d’étrange sollicitude. Ils s’apprêtaient à aider les femmes d’une façon assez curieuse : en les dirigeant sur des maisons abritées, mais surtout closes... » Ces récits restent très marginaux dans les reportages, comme l’est la mention d’une violence exercée contre des femmes. Manier relate toutefois dans Regards un incident raconté par un tiers : « À Saint-Cyprien, dans la nuit qui a précédé ma visite, des “Sénégalais”, une demi-douzaine, sont entrés dans le camp des femmes. (...) Leurs cris alertèrent à temps les gardes mobiles. »

Les reporters ne sortiront pas indemnes de leurs visions de la Retirada et des camps. Depuis 1936 et le début des bombardements sur les villes espagnoles, ils ont souvent confié leur difficulté à écrire sur ce qu’ils voyaient, à se dépasser pour fournir l’information, à regarder le pire lors des bombardements où chaque once du territoire des villes exhibe un cadavre déchiqueté. « Je suis allée là, pour vous », précise la célèbre reportrice communiste Simone Téry au lecteur de Messidor avant de lui décrire, quasi cliniquement, la morgue de Barcelone en avril 1938.

Début 1939, cette réalité, devenue celle du sol français, n’est pas moins difficile à concevoir, donc à transcrire. Parrot, au Perthus fin janvier, s’exclame dans Ce soir : « On détourne malgré soi les yeux devant cet effrayant déballage de misères humaines. Tout ce que l’on pourrait dire sur le lamentable exode et sur l’attitude plus lamentable encore de l’administration serait au-dessous de la vérité ! » Mi-février, Ribécourt s’interroge à Amélie-les-Bains, dans le même journal : « Comment s’éterniser plus longtemps sur toutes ces souffrances ? Comment dire dans tous leurs détails toutes les scènes que nous avons vécues ? Comment souligner toutes les misères que nous avons approchées ? »

Ayant connu tout au long de la guerre le feu et le sang aux côtés des populations civiles, les reporters écrivent qu’ils s’en souviendront. Du bruit des avions, du spectacle des destructions, des cadavres, des innocents massacrés. Le 7 février, Hermann proclame dans Le Populaire : « Aucun de ceux qui furent aujourd’hui au Perthus ne pourra oublier cette extraordinaire vision : un peuple entier, préférant l’exil à l’esclavage, défile sans cesse, sans hâte, sans cris, depuis les premières heures de la matinée. » Ribécourt écrit avec force le 17 février, dans Ce soir : « Je viens de vivre vingt-quatre heures inoubliables, vingt-quatre heures de détresse, de misère, de saleté, de sang, de froid, de grandeur ; vingt-quatre heures de la vie du camp d’Argelès. » En février 1939, Téry est à Valence (8). En 1947 est publié son roman sur la guerre d’Espagne, La Porte du soleil, dans lequel elle a injecté plusieurs de ses reportages. Et elle accuse : « Les Espagnols pourront oublier, peut-être : ils savent que les gardes mobiles, ce n’était pas la France. Mais nous, Français, comment pourrons-nous jamais oublier (9) ? »

Ces visions d’enfer remplacèrent-elles définitivement chez les reporters celles des premiers temps de l’été 1936, où la joie de la lutte fraternelle le disputait à l’engouement du chant ? Réfléchissant aux raisons du traitement enduré par les réfugiés espagnols, la narratrice du roman de Téry offre une possible réponse : « Pour cette France-là, l’Espagnol représentait un danger mortel, c’était un porteur de germes : il portait le microbe de la liberté (10). » Certains des reporters et des réfugiés l’emporteront avec eux dans la Résistance (11).

Anne Mathieu
Maîtresse de conférences en littérature et journalisme à l’université de Lorraine, directrice de la revue Aden. Paul Nizan et les années trente, créatrice du site www.reporters-et-cie.guerredespagne.fr

Texte publié dans Le Monde diplomatique du mois d’août 2019

Photos de Gaston Paris


(1) Cité dans Geneviève Dreyfus-Armand, L’Exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mort de Franco, Albin Michel, Paris, 1999.

(2) Ibid.

(3) Lire « Quand le droit d’asile mobilisait au nom de la République) », Le Monde diplomatique, janvier 2018.

(4) Geneviève Dreyfus-Armand, L’Exil des républicains espagnols en France, op. cit.

(5) Soldats maghrébins des corps de cavalerie française pendant la colonisation.

(6) La Légion étrangère espagnole.

(7) Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Temime, Les Camps sur la plage, un exil espagnol, Autrement, coll. « Français d’ailleurs, peuple d’ici », Paris, 1995.

(8) Le 27 mars, c’est la reddition des armées républicaines ; le 28, les franquistes entrent dans Madrid, le 30 dans Valence et Alicante. Le 31, c’est au tour d’Almería, de Carthagène et de Murcie d’être occupées. Le 1er avril, Franco annonce à la radio : « La guerre est terminée. »

(9) Simone Téry, La Porte du soleil, L’Harmattan, coll. « Les introuvables », Paris, 2018.

(10) Ibid.

(11) Lire Denis Fernandez Recatala, « Des camps pour les républicains espagnols », Le Monde diplomatique, février 1999.