Origine du A cerclé : la naissance d’un symbole

dimanche 14 avril 2024, par Pascual

On a beau chercher, fouiller dans toutes les archives, remonter aussi loin que l’on voudra et arpenter tous les continents, la réalité est têtue, jamais un A cerclé n’a symbolisé l’anarchie et l’anarchisme avant le mois d’avril 1964.
Aucune affiche, aucune inscription murale ni quoi que ce soit d’autre, rien du tout. Mais cette absence ne cache aucun mystère. C’est tout simple : ce symbole anarchiste n’existait pas avant sa création et elle eut lieu, très précisément, en avril 1964.

Le fait que cette création soit solidement documentée n‘a pas empêché que de multiples spéculations, plus fantaisistes les unes que les autres, circulent toujours, y compris dans les milieux anarchiste, et soient présentes dans de nombreuses historiographies libertaires traitant de l’origine de ce symbole. Précisons que ce dont il s’agit c’est bien de l’histoire d’un symbole pas de celle d’un graphisme particulier, car des représentations de la lettre A entourée d’un cercle ont certainement existé à travers les siècles mais sans le moindre lien avec l’anarchisme.
À l’heure où ce dossier est diffusé, avril 2024, soixante ans se sont écoulés depuis la présentation publique du A cerclé en tant que proposition pour symboliser l’anarchie. Les documents attestant de sa création perdureront pendant longtemps, mais que ses auteurs puissent encore en témoigner de leur vivant est une possibilité qui s`éteindra bientôt. C’est pourquoi je n’ai pas voulu attendre davantage pour élaborer et diffuser ce dossier, même si dés 2002 Marianne Enckell et Amedeo Bertolo en ont exposé les aspects essentiels dans un article qui figure dans ce dossier.
L’importance d’établir l’origine du A cerclé n’est pas tant de préciser où et par qui il a été conçu, mais d’en délimiter le sens, car c’est ce qui explique son extraordinaire diffusion. Il ne s’agit pas non plus d’établir une paternité indue, car même s’il est vrai que le A cerclé anarchiste a été créé et présenté en avril 1964 il ne devint un symbole que grâce à l’action de milliers d’anarchistes qui à travers le monde entier se le sont approprié et inscrit sur les supports les plus variés : murs, drapeaux, banderoles, publications, et même tatouages. Ainsi le A cerclé est probablement devenu le symbole politique le plus répandu dans le monde évoquant l’anarchisme de la manière la plus intense et la plus directe, sans la moindre ambiguïté.
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En tant que symbole il constitue indéniablement une œuvre collective, mais ce fut également le cas lors du processus de sa création avant même de devenir un symbole. Bien qu’une personne déterminée ai été à l’origine de la proposition initiale ( c’est à dire, de l’idée de créer et de proposer un signe qui fut rapide et facile à tracer et qui n’étant associé à aucun collectif ou organisation anarchiste en particulier puisse accompagner toutes les expressions graphiques de l’hétérogène mouvement anarchiste, en accroissant ainsi sa visibilité), il n’en reste pas moins que l’acceptation de cette proposition au sein du groupe de jeunes libertaires de Paris fut le fruit d’un processus de discussion et, par conséquent, d’une activité collective. Ensuite, chercher le graphisme le plus approprié et décider du choix final furent également des activités collectives. Et même s’il est vrai qu’une seule personne se chargea de le dessiner sur un
Stencil, aussi bien la confection du bulletin soigneusement ronéotypé dans le domicile d’un compagnon comme sa diffusion continuèrent également à être des activités collectives.
S’il importe d’éclairer les circonstances de sa gestation c’est pour essayer de mettre fin à tous les récits fantaisistes qui circulent à ce sujet, mais c’est aussi pour revendiquer la conception de l’anarchisme qu’incarne le A cerclé. Dès le départ, comme cela était expliqué dans l’appel initial, nous voulions que le symbole proposé n’appartînt à personne afin qu’il puisse appartenir à tous et à toutes. Et en effet, la volonté de concevoir un symbole qui ne renvoyait à aucune organisation, sigle, ou collectif anarchiste existant, fut déterminante pour que ce symbole pénètre et s’installe dans la sphère commune anarchiste. Ce fut précisément parce qu’il ne provenait de nulle part, parce qu’il n’était le patrimoine de personne, que le A cerclé devint le patrimoine de toutes les personnes qui se l’approprièrent.

Par ailleurs, il s’agissait dans la proposition initiale de ne pas contribuer à masquer la pluralité de l’anarchisme, de ne pas homogénéiser sa diversité, de la respecter et de ne pas la fondre dans une structure unique tout en lui fournissant une référence commune. Il fallait veiller à ce que ce qui est commun à toutes les sensibilités anarchistes puisse se manifester sans qu’aucun principe centralisateur ne soit invoqué. Il fallait accepter la dispersion des formes d’organisation de l’anarchisme mais en introduisant en même temps, un principe de confluence qui rapprochait toutes ces formes. Le A cerclé fuyait de toute tentation d’intégration : il ne s’agissait pas d’unifier l’anarchisme sous une même formule, mais de faire que sa diversité se reflète dans l’utilisation indifférenciée d’une icône qui appartenait par égal à chacun de ses courants et de ses modalités.
À l’égal de cette définition apparemment paradoxale des archipels qui les présente comme étant des ensemble d’îles unies par ce qui les sépare, le A cerclé voulait œuvrer pour que ce qui séparait les différents courants de l’anarchisme se transforme finalement en un lien entre eux mais sans éliminer leur spécificité. Il s’agissait de favoriser une confédération de singularités unies par un même air de famille, en suggérant un fond commun par-dessous la multiplicité des sensibilités et des luttes. Ce qui ne manque pas d’évoquer la belle formule de Giles Deleuze définissant l’anarchie comme "cette étrange singularité qui ne se dit que du multiple".
Un autre élément qui caractérise ce symbole réside dans sa syntonie avec des initiatives qui ont un caractère local, qui viennent d’en bas, qui évoquent une certaine spontanéité et qui se montrent contraires au principe de la représentation puisqu’un A cerclé ne représente pas l’anarchisme et ne peut prétendre le représenter. Contrairement à un cachet officiel, il s’agit d’une sorte de timbre qui n’authentifie rien parce que personne n’est légitimé à autoriser son emploie. Le fait que n’importe qui puisse utiliser librement cette icône fait que son usage échappe à tout principe de représentation, et ne renvoie qu’à la responsabilité de l’utilisateur. Ceci explique peut-être que la forme de ce symbole se soit diversifiée considérablement, grâce notamment au mouvement punk, exprimant ainsi la créativité individuelle, mais sans jamais perdre son pouvoir d’évocation de l’anarchisme.
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Encore un dernier mot pour situer l’origine du A cerclé. Sa création prenait place dans le contexte d’une intense activité militante pour impulser la convergence des divers secteurs de l’anarchisme. C’est ainsi qu’à la fin de 1963 se créèrent simultanément le Comité de Liaison des Jeunes Anarchistes (CLJA) et la Liaison des Étudiants Anarchistes (LEA). Le CLJA ne prétendait pas être une nouvelle organisation anarchiste mais simplement le lieux où se rencontraient les membres des différentes organisations, et la LEA regroupait des étudiants anarchistes appartenant à divers collectifs. Traversant les frontières cet effort pour mettre en contact différentes fragments de l’anarchisme aboutit à la tenue d’une grande Rencontre Européenne de Jeunes Anarchistes à Paris en avril 1966 avec une présence très active des jeunes libertaires de Milan qui adoptèrent le A cerclé et le diffusèrent amplement en Italie, le sortant de l’ombre où le maintenait le peu d’enthousiasme qu’il avait suscité, et le projetant ainsi sur la scène internationale.

Tomás Ibáñez. Barcelone, avril 2024.

Lisez le dossier publié par Tomás Ibáñez en complément de cet article :