L’anarchisme et la République en Espagne

jeudi 28 janvier 2021, par memoria

Une « République sociale et libertaire » y a-t-elle déjà existé ?

«  L’heure est venue de se rendre compte si les anarchistes sont au gouvernement pour être les vestales d’un feu sur le point de s’éteindre ou bien s’ils y sont désormais seulement pour servir de bonnet phrygien à des politiciens flirtant avec l’ennemi ou avec les forces de restauration de la “République de toutes les classes”. Le dilemme guerre ou révolution n’a plus de sens. Le seul dilemme est celui-ci : ou la victoire sur Franco grâce à la guerre révolutionnaire ou la défaite. »

Lettre ouverte de l’anarchiste italien Camilo Berneri à Federica Montseny,
ministre anarchiste de la Santé (1937).

Le 24 août 2020 a eu lieu à l’hôtel de ville de Paris, en présence d’Anne Hidalgo, la maire de la capitale, et Carmen Calvo, la vice-Première ministre espagnole, la cérémonie organisée comme chaque année par l’association 24 août 1944, en hommage aux combattants espagnols de la Nueve qui libérèrent Paris. Nous avons constaté que le parterre était soigneusement choisi pour l’occasion. Nulle présence, comme les années précédentes, des drapeaux noir et rouge de la CNT. Un seul drapeau, celui de la République espagnole, flottait au vent.
Lors de son discours, le représentant de l’association 24 août 1944 a insisté sur la nécessité de mettre fin à la monarchie et de rétablir la république en Espagne. En cette occasion, en parlant de la Seconde République de 1936 à 1939, il a inventé le concept de « république sociale et libertaire ».
Aucun livre, aucune biographie, aucun historien n’a jusqu’à aujourd’hui osé faire référence à cette république « sociale et libertaire ». La question est de savoir pourquoi aujourd’hui une association composée d’une grande majorité de militants anarchistes, collaborant avec le gouvernement espagnol et recevant ses subventions, prend position soudainement pour un changement de régime, dans le cadre institutionnel, et souhaite le retour à un régime républicain en Espagne ?
On peut se questionner sur ce revirement, alors que cette association avait mis en évidence dans ses statuts, dès sa création, sa volonté de rester indépendante et de ne pas accepter la mainmise d’un parti ou d’un gouvernement. Pour quelles raisons une association composée de militants anarchistes est devenue une association « républicaniste », rompant ainsi avec la position des anarchistes espagnols depuis la fin du XIXe siècle ?
Un pur opportunisme politique de la part de personnes aujourd’hui remises en question par de nombreuses associations de mémoire, en France et en Espagne, pour sa proximité avec le Parti socialiste espagnol ? Une déclaration pour montrer son indépendance vis-à-vis d’un Parti socialiste, signataire en 1977 (avec toutes les forces politiques de l’époque, de la Phalange au Parti communiste) du Pacte de Moncloa ? Un pacte législatif qui devait rétablir la monarchie, après 40 ans de dictature fasciste, et mettre fin, à travers une loi d’amnistie, à toute possibilité de poursuites contre les assassins et les persécuteurs de millions d’Espagnols pendant et après la guerre ?
Cette « république sociale et libertaire » n’a jamais existé. Pour éclaircir cette question relative à l’anarchisme et la république en Espagne, voici quelques réflexions.

Le concept de république, bien qu’il soit d’une importance historique indéniable, n’est pas aussi clair aujourd’hui. Dans un premier temps, c’est le contraire de la monarchie, c’est l’équivalent de la démocratie – dans le sens où la gestion de l’État est considérée comme quelque chose qui appartient à tous les citoyens. Plus tard, nous verrons le caractère fallacieux d’une telle question selon la vision des libertaires espagnols. La réalité est qu’au fil du temps, le concept de république a recouvert toutes sortes de systèmes autoritaires où la démocratie élective n’était parfois même pas garantie. Quant à la monarchie, il ne devrait pas être nécessaire de préciser qu’elle est intolérable pour quiconque a le moindre sens de la démocratie, puisqu’elle est la forme la plus élevée de l’aristocratie familiale, un vestige intolérable du passé qui, cependant, est actuellement montré dans certains pays comme une simple classe parasite qui daigne accepter une démocratie formelle. Aujourd’hui, l’une ou l’autre forme d’État, monarchie ou république, masque une forme de domination en utilisant l’illusion de la démocratie représentative.
Les anarchistes, dès le début du XIXe siècle, ont dénoncé très tôt le mensonge démocratique que pouvait entraîner l’arrivée de la république. Ainsi, la brève Première République espagnole (1873-1874) a recouvert dans de nombreux cas de nouvelles formes de domination et la souffrance de la classe ouvrière. Très vite, les partis républicains se sont adaptés à la nouvelle situation et n’ont rien fait pour changer l’ordre établi, comme le dénonçaient les libertaires. Dans certaines régions, le peuple et ses organisations syndicales, ayant épuisé leur patience, ont essayé de mettre en pratique les promesses non tenues de ses dirigeants et ont réparti les terres abandonnées des latifundios [1].
Il va sans dire que le gouvernement a rétabli l’ordre en utilisant les mêmes moyens qu’auparavant et que les problèmes sociaux sont restés intacts. La période précédant la proclamation de la république a signifié des conditions insupportables pour la classe ouvrière (manque de travail, salaires insuffisants, malnutrition, travail des enfants, harcèlement des femmes, etc.), ce qui a entraîné de nombreuses émeutes dans tout le pays et une crise politique qui s’est terminée par l’abdication du roi Amadeo de Savoie et la proclamation du nouveau régime. Les internationalistes espagnols, organisés au sein de la Federación Regional Española (FRE) [2], le noyau originel de l’anarchisme espagnol, ont reconnu le changement inattendu de monde politique, mais ont averti que « la république est le dernier bastion de la bourgeoisie ».
Il fallait, selon les anarchistes, mettre fin à toute domination et s’orienter vers une « fédération universelle libre d’associations ouvrières, agricoles et industrielles libres ». Déjà, la révolution de 1868, connue sous le nom de La Gloriosa [3], qui a renversé Isabel II et initié la période dite « démocratique » de six ans, peut être considérée comme un tournant pour l’anarchisme espagnol. À cette époque, l’internationalisme bakouniniste s’est enraciné dans une classe ouvrière ayant fait preuve jusque-là d’une certaine sympathie pour le républicanisme fédéral.
Une stratégie cohérente a été adoptée par les anarchistes, avec trois points fondamentaux : la rupture avec les partis politiques, la désillusion définitive par rapport au système républicain et le refus de participer aux élections. Il convient de mentionner l’épisode de « l’insurrection cantonale », non pas officiellement soutenue par la Federación Regional Española, mais par certains internationalistes qui, selon l’anarchiste Max Nettlau, ont agi ainsi pour affaiblir l’État. Ils s’appuyaient sur les idées fédéralistes en créant des régions autonomes où le changement social aurait été plus facile à réaliser.
Le bref épisode de la Première République en Espagne a connu une triste fin, après les soulèvements cantonalistes, lorsque les autorités républicaines, en collusion avec la bourgeoisie, ont procédé à une répression impitoyable contre les sociétés ouvrières. La persécution a été menée par les militaires monarchistes ayant servi sous le régime précédent. Elle a été d’une telle ampleur que de nombreuses fédérations locales de l’Association internationale des travailleurs (AIT) ont disparu.
Le coup d’État du général Pavie, optant pour la restauration monarchiste, a mis fin à un régime républicain ayant échoué dans sa tentative de constitution fédérale. Ce régime n’a pas tenu les promesses faites au peuple, mais n’a pas non plus pleinement satisfait la bourgeoisie, enfermée dans une défense pure et simple de l’ordre établi. C’est l’analyse que faisaient les anarchistes refusant toute forme d’État.
Malgré une répression accrue, les associations ouvrières continuèrent leurs activités de manière clandestine.
Faisons un saut dans le temps, qui nous permettra de parler de la Seconde République. Il faut dire qu’à partir de 1917, les travailleurs, lassés des élites dirigeantes, incapables de mener à bien les réformes promises, décidèrent d’agir par l’intermédiaire d’une longue série de grèves. Elles succédaient au déclin de la restauration monarchiste, un système dirigé par un monarque ayant une participation politique plus importante qu’il n’y paraissait. Cette crise a conduit les élites dominantes à établir une monarchie sans démocratie, ce fut la dictature de Primo de Rivera [4], qui débuta en septembre 1923 avec l’appui de la famille royale d’Alphonse XIII, de l’Église et de la bourgeoisie – et avec la complicité, ce qui n’est pas habituellement souligné dans la mémoire historique, des socialistes.
Seuls les anarcho-syndicalistes s’opposèrent au coup d’État militaire, en compagnie de rares étudiants et intellectuels du monde universitaire, de quelques officiers de l’armée et de certains petits partis marxistes. La dictature de Primo de Rivera, en raison de son incapacité à faire face à la crise nationale, finit par s’effondrer au début de 1930 et entraîna, quinze mois plus tard, la naissance de la Seconde République.

La Seconde République

En 1931, la Seconde République fut proclamée en Espagne, ce qui suscita également un espoir pour les travailleurs ; mais, très vite, on s’aperçut que le nouveau régime n’était pas du tout révolutionnaire. Le mouvement libertaire lui-même ne reçut pas cette république avec enthousiasme, mais il ne la combattit pas non plus, son objectif était clair : l’amnistie des prisonniers politiques (parmi eux beaucoup d’anarchistes) et, pour paraphraser Buenaventura Durruti, mettre en place « un processus de socialisation démocratique ». De sorte que la république ne pouvait être considérée que comme un point de départ. Elle était issue d’une dictature, il était donc logique qu’elle réponde à certaines revendications des travailleurs que l’autoritarisme d’un régime réactionnaire avait ignorées ou réprimées.
En outre, d’autres questions sensibles, telles que la réforme militaire, le statut économique, la libéralisation de l’éducation ou la réforme agraire, faisaient l’objet de controverses et ne pouvaient ou ne voulaient pas être traitées par les nouveaux dirigeants, ce qui est immédiatement apparu à la classe ouvrière et la paysannerie. Pour elles, le nouveau régime républicain n’allait pas répondre à ses aspirations. Les revendications économiques et les troubles sociaux ne tardèrent pas, et le gouvernement républicain n’hésita pas à recourir à nouveau à la répression.
Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes avaient accueilli la république avec réserve. En juin 1931, la Confédération nationale du travail (CNT) réunit à Madrid des centaines de délégués pour mettre en garde contre nouvelle répression que le régime républicain serait tenté d’instrumentaliser. La CNT mit en place un programme minimum de solidarité avec les masses paysannes et ouvrières, un programme de collectivisation de la terre et des usines et de tous les moyens de production. Le mouvement anarchiste déclara son opposition à l’État, son but était d’éduquer le peuple pour obtenir son émancipation par la révolution sociale.
En ce qui concerne la prétendue division du mouvement anarchiste, et plus particulièrement de la CNT, il faut rappeler que le Manifeste des Trente [5], d’août 1931, signé par quelques personnalités prestigieuses comme Juan Peiró, ne cherchait pas la collaboration entre les classes et la participation à l’État. Il dénonçait l’aventure insurrectionnelle d’une minorité au sein de la CNT, mais il faisait une analyse lucide et sensible de la situation de la classe ouvrière et de la paysannerie.
Il n’y a pas eu de véritable division dans le mouvement anarchiste espagnol, les signataires du manifeste se sont opposés à la Fédération anarchiste ibérique (FAI) avec une certaine dose de réalisme, mais ils étaient tous de fermes opposants à l’État et ne pouvaient donc que prétendre renverser le nouveau système républicain.
Le massacre de Casas Viejas (province de Cadix), en janvier 1933, fut déclenché sur l’ordre du gouvernement républicain et socialiste de Manuel Azaña. La garde d’assaut républicaine mit fin aux troubles en Andalousie en incendiant une maison où s’était retranchée une famille de sympathisants anarcho-syndicalistes de la CNT : six personnes périrent brûlées. En tout, dix-neuf hommes, deux femmes et un enfant furent tués, ainsi que trois militaires.


Casas Viejas

Ces événements furent parmi les plus tragiques de la Seconde République espagnole et provoquèrent une crise politique qui déboucha sur la chute du gouvernement de Manuel Azaña [6].
 Ce n’est pas la fronde anarchiste ou son intransigeance qui sont à blâmer pour avoir mis la Seconde République en question. C’est l’incompétence des politiciens républicains à entendre les justes revendications des travailleurs et des paysans qui a conduit les anarchistes à l’action révolutionnaire. Définitivement désillusionnés par le nouveau régime, les paysans et les ouvriers prirent leurs distances avec les partis républicains – dont le Parti socialiste –, ce qui permit à la droite de remporter les élections en 1934. La révolution des mineurs asturiens eut lieu cette même année.

La répression – avec à sa tête une armée républicaine dirigée par le général Franco – fit plusieurs milliers de morts et de prisonniers. Cette insurrection était la preuve du mécontentement des ouvriers face à un système qui continuait à les priver des ressources essentielles et les maintenir sous le joug du pouvoir républicain. Lors du coup d’État du général Franco et de ses hommes de main en juillet 1936, le mouvement anarchiste s’est efforcé de lutter aux côtés des républicains, principalement pour maintenir la cohérence de leur lutte contre le fascisme. Il est vrai qu’en transgressant leurs principes idéologiques les plus élémentaires, les libertaires ont fini par participer aux structures de l’État, mais c’est une chose qui doit être contextualisée dans une situation de guerre et mérite une analyse rigoureuse. Cela n’a évidemment pas été fait pour conquérir des parcelles de pouvoir, mais pour défendre la révolution sociale déjà en cours. Des critiques ont été formulées à l’époque par des personnalités prestigieuses de l’anarchisme, comme Emma Goldman ou Camilo Berneri. La Fédération anarchiste ibérique (FAI) demanda un vote de confiance à ses militants à propos de la participation des ministres anarchistes au sein du gouvernement. Le 4 novembre 1936, quatre dirigeants de la CNT entrèrent dans le nouveau gouvernement de la République en guerre présidé par le socialiste Francisco Largo Caballero. C’était un « événement transcendantal », comme l’a déclaré ce jour-là Solidaridad Obrera, le principal organe d’expression de la CNT, parce que les anarchistes n’avaient jamais fait confiance aux pouvoirs de l’action gouvernementale et parce que c’était la première fois que cela se produisait dans l’histoire du monde. Les anarchistes au sein du gouvernement d’un pays, c’était un événement unique.
Peu de militants importants du mouvement anarchiste ont refusé de franchir ce pas vers le pouvoir, et la résistance de la « base », de cette base syndicale révolutionnaire qui s’était affrontée jusque-là aux dirigeants de la République, a également été minime contre cette décision. L’été révolutionnaire 1936, sanglant mais mythique, était déjà passé. Les anarchistes radicaux et les syndicalistes modérés, qui s’étaient affrontés et divisés au sein de la CNT dans les premières années républicaines, étaient maintenant réunis, s’efforçant d’obtenir le soutien nécessaire pour mettre en pratique leurs nouvelles convictions politiques. Il s’agissait de ne pas laisser les mécanismes du pouvoir politique entre les mains des autres organisations politiques, une fois qu’il était apparu clairement que ce qui se passait en Espagne était une guerre et non plus une révolution.
Le comité national de la CNT a choisi les quatre noms destinés à cette mission : Federica Montseny, Juan García Oliver, Joan Peiró et Juan López. Avec ces quatre dirigeants, les deux principaux secteurs qui avaient lutté pour la suprématie dans le mouvement anarcho-syndicaliste pendant les années républicaines étaient représentés de manière équilibrée : les syndicalistes et la Fédération anarchiste ibérique (FAI). Joan Peiró et Juan López, ministres de l’Industrie et du Commerce, étaient les figures incontestées de ces syndicats d’opposition qui, après avoir été expulsés de la CNT en 1933, sont revenus au bercail peu avant le soulèvement militaire. Juan García Oliver, le nouveau ministre de la Justice, était le symbole de « l’homme d’action », de la « gymnastique révolutionnaire », de la stratégie insurrectionnelle contre la République, qui s’était érigée à partir des journées révolutionnaires de juillet 1936 à Barcelone. Federica Montseny, ministre de la Santé, était célèbre par son appartenance familiale. Elle était le fille du militant anarchiste, poète et écrivain Federico Urales. Elle était connue pour sa plume, qu’elle avait taillée pendant la République pour attaquer, à partir d’un anarchisme intransigeant, tous les traîtres réformistes. Elle fut également la première femme ministre de l’histoire de l’Espagne.
La révolution qui débuta le 19 juillet 1936 se heurta à une forte opposition de la part de la Generalitat (gouvernement de la Catalogne) et du gouvernement de la République, qui trouvera son apogée lors de la prise de contrôle du central téléphonique de Barcelone, en mai 1937, par les troupes gouvernementales. Le gouvernement central tenta de reprendre ce site stratégique pour la CNT. Comme en juillet 1936, les militants anarchistes érigèrent à nouveau des barricades dans toute la ville pour défendre la Révolution ; les affrontements – connus sous le nom d’« événements de mai 37 » – commencèrent. Entre août 1936 et mars 1937, des décrets successifs avaient été pris par un gouvernement républicain où siégeaient quatre ministres anarchistes. Ces décrets mettaient progressivement fin aux conquêtes révolutionnaires de juillet. La plupart des comités d’ouvriers furent démantelés ou vidés de leurs fonctions. Ce fut le cas des comités locaux qui avaient remplacé les conseils municipaux, ou des tribunaux révolutionnaires qui seront dissous pour réinstaller le système judiciaire républicain. Les milices ouvrières furent militarisées et intégrées dans la nouvelle armée populaire, les comités d’approvisionnement et les comités d’entreprise perdirent le contrôle de la production et de la distribution des marchandises. Un des derniers décrets signé permit de mettre fin aux patrouilles de contrôle, corps armés de travailleurs qui avaient garanti l’ordre public depuis la défaite du coup d’État militaire. Le dimanche 3 mai, le gouvernement ordonna à la garde d’assaut (la police républicaine) de prendre le contrôle du bâtiment du central téléphonique, qui était aux mains d’un comité formé par des militants de la CNT et de l’UGT (Union générale des travailleurs, socialiste) depuis juillet 1936. La résistance des travailleurs de la CNT à l’assaut de la police déclencha les premiers affrontements. La nouvelle se répandit dans toute la ville. Des barricades furent rapidement érigées dans chaque quartier. Dans l’après-midi, toute la ville était à nouveau sous le contrôle des travailleurs, à l’exception des bâtiments officiels et des sièges du Parti socialiste catalan pro-soviétique (PSUC), de l’ERC (la Gauche catalane) et de l’Estat català (une structure indépendantiste, entre groupe paramilitaire et parti politique).
Tout au long de la semaine, les barricades restèrent en place. Cependant, à la fin de la semaine, les travailleurs finirent par les abandonner lorsque les directions de la CNT-FAI d’abord, et du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) ensuite, leur demandèrent de mettre fin aux hostilités. Seuls quelques groupes, comme les Amis de Durruti [7] et l’aile gauche du POUM, furent favorables à ce que cette insurrection se transforme en une dernière offensive menée par la Révolution contre l’État républicain qui menaçait les conquêtes sociales de juillet 1936. La ville fut prise par 8 000 gardes d’assaut dans l’après-midi du 7 mai ; commença alors une importante répression contre le mouvement anarchiste et contre le POUM. Des centaines de personnes furent emprisonnées au château de Montjuich, à la prison Modelo, à l’hôtel Colón et dans différents centres de détention clandestins qui se trouvaient aux mains de la tcheka soviétique [8]. Des dizaines d’autres disparurent et furent assassinées, comme l’anarchiste italien Camilo Berneri. Après les événements de mai, le POUM fut mis hors-la-loi, ses dirigeants furent emprisonnés et Andreu Nin, son principal dirigeant, fut assassiné.
Le passage de la CNT dans le gouvernement républicain a laissé peu d’empreintes concrètes. Les ministres anarchistes sont entrés au gouvernement en novembre 1936 et sont partis en mai 1937. Ils ne pouvaient pas faire grand chose en six mois. La participation de quatre ministres anarchistes dans ce gouvernement a été commentée bien plus que leur activité législative – hormis quelques avancées éphémères sur le droit à l’avortement et l’état des prisons espagnoles. La révolution et la guerre étaient perdues et un tel acte de rupture avec la tradition antipolitique de la CNT a été sévèrement critiqué. Pour la mémoire collective du mouvement libertaire, vaincu et en exil, cette trahison, cette erreur ne pouvaient qu’entraîner de terribles conséquences. Toute la littérature anarchiste ultérieure, confrontée à ce sujet, a laissé de côté l’analyse pour toute une série de reproches éthiques bien connus. D’une part, il y avait eu une révolution vigoureuse et souveraine ; d’autre part, il y eut sa destruction, provoquée par l’offensive lancée par le pouvoir républicain contre les milices, les comités révolutionnaires et les collectivisations, ce qui mit fin à tout espoir de changement social.
Les rappels à l’ordre des ministres Federica Montseny et Juan García Oliver pour mettre fin à l’insurrection ouvrière et la défaite des militants les plus radicaux continuèrent à entretenir malgré tout l’espoir révolutionnaire en Catalogne. Les choix de certains dirigeants de la CNT entraînèrent le déclin idéologique d’une organisation qui se définissait quelques mois auparavant comme anarcho-syndicaliste et donc anticapitaliste et antiautoritaire. Le mois de mai 1937 de Barcelone a été suivi par la destruction en août du conseil d’Aragon et des collectivités rurales de cette région, majoritairement libertaire, par l’armée républicaine avec à sa tête le général stalinien Lister. De là, jusqu’à la fin de la guerre en mars 1939, il est apparu clairement que la révolution avait été engloutie par ceux qui étaient son ennemi, mais aussi par certains de ses représentants ayant collaboré à la défaite de leur propre camp au sein du gouvernement. 
Les événements de mai 1937 en Catalogne et la destruction des collectivités anarchistes en Aragon peuvent être compris comme le moment final du processus révolutionnaire de transformation sociale initié à l’été 1936. En conséquence et à long terme, il s’agissait du déplacement de l’initiative politique et sociale de la CNT aux partis politiques républicains. À court terme, cela signifiait la défaite d’une option radicale existant dans la société espagnole et l’absorption de la CNT dans l’ensemble des forces gouvernementales républicaines. On vit alors l’émergence de différences internes dans un mouvement anarchiste divisé entre l’option gouvernementale et les partisans de la consolidation et de l’approfondissement de la transformation sociale entreprise à partir de juillet 1936. 
L’expérience du mouvement anarchiste en Espagne montre que les révolutions ne doivent pas se faire à moitié, la révolution ne peut tolérer indéfiniment l’existence de la contre-révolution. En participant au gouvernement républicain, les dirigeants anarchistes ne pouvaient que contribuer à la défense des institutions bourgeoises et d’une soi-disant avant-garde prolétarienne qui cherchait à étrangler la révolution par le renforcement de l’État. Les dirigeants de la CNT et de la FAI ne parvinrent à rien avec une position simplement antifasciste défensive. Ce furent des leçons apprises au prix de beaucoup de douleur et de sang.
Jamais la Seconde République ne fut sociale et libertaire. Elle fut l’ennemie des millions d’ouvriers et de paysans qui refusaient l’existence de l’État et combattaient pour une société sans oppression et sans exploitation.

Daniel Pinós


[1Un latifundium (ou latifundio) est une grande propriété caractérisée à la fois par sa taille, de quelques centaines d’hectares à des dizaines de milliers d’hectares, et par la très faible mise en valeur des terres. Les latifundios sont le plus souvent consacrés à l’élevage extensif et à quelques cultures vivrières assurées par des paysans sans terre, liés au maître du domaine par des liens de dépendance à la fois personnelle et financière. 

[2La Fédération régionale espagnole (Federación Regional Española) est une organisation ouvrière fondée en tant que section espagnole de la Première Internationale (1870), et dans laquelle étaient représentées les tendances marxistes et bakouninistes. Évoluant dans la clandestinité, elle se dissout pour se recréer en 1881 sous la forme légale de Fédération des travailleurs de la régionale espagnole, d’influence bakouniniste.


[3La révolution de 1868, aussi connue en espagnol comme La Gloriosa ou La Septembrina, est un soulèvement révolutionnaire qui eut lieu en septembre 1868 et détrôna la reine Isabelle II. Les six années qui suivirent cette révolution sont nommées Sexenio Democrático dans l’historiographie espagnole.


[4Miguel Primo de Rivera était un général. Il dirigea l’Espagne du 13 septembre 1923 au 28 janvier 1930, date de sa démission. Il est le père de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange (fasciste) espagnole.


[5Le Manifeste des Trente ou Manifiesto de los Treinta est un texte politique rendu public à Barcelone, en août 1931, par des militants de la CNT. Il fut notamment signé par Joan Peiró (secrétaire général de la CNT en 1922-1923, futur ministre), Ángel Pestaña (secrétaire général de la CNT en 1929) ou Juan López Sánchez (futur ministre). 
Qualifié de « trentisme », ce courant idéologique défendait une ligne définie comme « modérée », ou du « possibilisme libertaire » au sein du mouvement libertaire espagnol.
D’abord exclu de la confédération, il se réunifia avec la tendance anarcho-syndicaliste, en mai 1936, au congrès de Saragosse, autour du projet de communisme libertaire qui faisait de la commune la pièce maîtresse de la société post-révolutionnaire.


[6Manuel Azaña Díaz (mort en exil le 3 novembre 1940 à Montauban où il est inhumé) était écrivain, journaliste, homme politique. 
Président du gouvernement provisoire de la République espagnole (du 14 octobre 1931 au 16 décembre 1931) et deuxième président de la Seconde République de 1936 à 1939, Manuel Azaña est une des grandes figures du républicanisme espagnol.

[7Ce mouvement fut d’abord organisé à l’intérieur de la CNT-FAI, par des militants de la FAI : Pablo Ruiz, Eleuterio Roig et Jaime Balius. Ces hommes furent exclus de la CNT-FAI à cause de leurs prises de position anti-gouvernementales lors des journées insurrectionnelles de mai 1937, tandis que la CNT appelait les ouvriers au calme. Elle se rapprocha, dans les combats de rue, des militants du POUM.
Le programme des Amis de Durruti incluait les points suivants : destruction immédiate de l’économie capitaliste et de toute forme d’État ; établissement du communisme libertaire ; remplacement de l’État et du capitalisme par les syndicats comme institutions économiques, les municipalités comme institutions politiques, et la fédération comme moyen pour établir les liens entre syndicats et municipalités.


[8La Tcheka était la police politique créée en 1917 en Russie, sous l’autorité de Félix Dzerjinski, pour combattre les ennemis du nouveau régime bolchevik. Son organisation était décentralisée et devait seconder les soviets locaux. De nombreux cadres de cette organisation opérèrent en Espagne pour combattre les opposants à un gouvernement républicain de plus en plus téléguidé par l’Union soviétique de Staline. Ils y appliquèrent les mêmes méthodes criminelles qu’en URSS pour éliminer toute forme d’opposition. La Tcheka devint en 1922 la GPU, qui fut dissoute dans le NKVD en 1934, qui accoucha enfin du KGB en 1954…