Le Bref été de l’Anarchie

lundi 5 décembre 2022, par Pascual

L’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger est décédé jeudi 24 novembre à Munich à l’âge de 93 ans. Le poète, romancier et essayiste était réputé pour sa polyvalence, qui s’étendait au monde de l’édition et de la traduction. "Il était l’un des intellectuels allemands les plus influents et les plus connus dans le monde", a déclaré la maison d’édition Suhrkamp, qu’il a cofondée. Le bref été de l’Anarchie aura été un des ouvrages majeur de Hans Magnus Enzensberger.

Hans Magnus Enzensberger

À l’instar de Nestor Makhno, Buenaventura Durruti appartient aux figures révérées par les milieux anarchistes pourtant fervents défenseurs du principe Ni Dieu, ni maître. Sans doute parce que l’existence du bonhomme est nimbée d’incertitudes, mais aussi parce que la mémoire collective l’a pourvu de l’aura d’un saint, certes athée et laïc, engagé jusqu’au sacrifice pour la Révolution.

Retrouver l’homme derrière le mythe confine à la gageure. La tâche procède d’un lent travail de dépouillement où il faut opérer un tri parmi les nombreuses sources directes ou indirectes. Un processus sur lequel Hans Magnus Enzensberger n’a pas fait l’impasse, allant rechercher sa documentation jusque dans le témoignage des derniers survivants de la Guerre d’Espagne. Pour autant, s’il adopte la démarche de l’historien, il fait œuvre de romancier usant de son corpus pour raconter une fiction collective où le parcours de Durruti se confond avec l’essor puis le retrait de l’anarchisme libertaire dans la péninsule ibérique.

Adoptant la technique du collage, l’auteur allemand mêle le récit de la vie du militant libertaire à des gloses où il revient sur l’histoire de l’anarchisme espagnol. Le procédé introduit un phénomène d’échos entre les sources brutes, ordonnées à la manière d’un récit, et une étude plus analytique du contexte espagnol et des causes de la défaite de la Révolution. Sans rien retirer à la légende de Durruti, mais tout en dévoilant ses lacunes et contradictions, Hans Magnus Enzensberger raconte ainsi l’échec des idéaux de la Révolution face à la guerre civile et à la réalité de la république bourgeoise, sans doute plus prête à s’accommoder d’une dictature nationalisme que du communisme libertaire. Il souligne également le double jeu des staliniens, engagés dans une rivalité mortelle avec les anarchistes, dont la puissante CNT-FAI finira par faire les frais, à force de compromis et de compromission.

Avec lucidité, Hans Magnus Enzensberger rappelle que si la défaite en Espagne sanctionne l’échec de la Révolution, elle magnifie dans le même temps la figure de Buenaventura Durruti. Elle lui permet d’échapper au destin commun des héros mis au service de principes incarnant l’exact opposé de leur révolte. Toute allusion à Che Guevara n’est pas ici superflue, mais il y en a bien d’autres…

« La dramaturgie des légendes de héros comporte des traits essentiels. L’origine du héros est obscure. Il se détache de l’anonymat sous l’aspect d’un champion exemplaire dans les combats singuliers. Sa célébrité provient de son courage, de son intégrité, de sa solidarité. Il soutient sa réputation dans les situations désespérées, dans la persécution, dans l’exil. Il s’en tire toujours, alors que d’autres tombent, comme s’il était invulnérable. Pourtant, ce n’est que par sa mort qu’il devient tout à fait ce qu’il est. Quelque chose de mystérieux s’attache à cette mort. Au fond, elle ne peut s’expliquer que par une trahison. La fin du héros prend l’aspect d’un présage, mais aussi est marquée du sceau de d’inéluctable. C’est en cet instant seulement que se cristallise la légende. Son enterrement devient une démonstration. Des rues portent son nom ; son image apparaît sur les murs, les banderoles ; on en en fait un talisman. La victoire de sa cause le conduit à la canonisation, c’est-à-dire presque toujours à l’abus et à la trahison. C’est de cette manière que Durruti aurait pu devenir un héros officiel, un héros national. La défaite de la révolution espagnole l’a préservé de ce sort. Il est resté ce qu’il avait toujours été, un prolétaire héroïque, exploité, opprimé, persécuté. Il appartient à l’anti-histoire, celle que l’on ne trouve pas dans les livres de lecture. »

Au fil du Bref été de l’Anarchie, on se plaît à imaginer les bifurcations possibles de l’Histoire. Et si les anarchistes avaient refusé de collaborer avec le gouvernement catalan en juillet 1936, au moment où ils contrôlaient Barcelone ? Et si Saragosse avait été reprise ? Et si une nation authentiquement anarchiste et libertaire s’était imposée en Catalogne, puis en Espagne ? Face aux hypothèses d’une utopie victorieuse, il ne reste plus que la mémoire des vaincus. Face à la médiocrité du présent et au cynisme ambiant, on ne peut que regretter un passé qui n’a pas été à la hauteur des espérances. Mais pas question de renoncer aux principes généreux défendus par Durruti et ses compagnons. Pas question d’entretenir le culte d’un passé révolu, voire déchu. On ne fait pas deux fois la même révolution.


Le Bref été de l’Anarchie – La vie et la mort de Buenaventura Durruti (Der kurze Sommer der Anarchie, 1972) de Hans Magnus Enzensberger – Éditions Gallimard, collection « L’Imaginaire », septembre 2010 ( roman traduit de l’allemand par Lily Jumel)