La « loi de la mémoire démocratique » qui a été approuvée par le Conseil des ministres espagnol sera bientôt débattue devant le Parlement. Elle comporte de nombreuses lacunes, elle continuera à discriminer certaines des victimes du franquisme, niera leur droit à la réparation et laissera en suspens d’autres questions importantes, telles que la justice et l’impunité.
C’est une loi exigée depuis plusieurs années par la société civile et les associations de mémoire historique ; la loi approuvée en 2007, à l’époque de José Luis Rodríguez Zapatero, a laissé d’importantes questions sans réponse. Elle a déclaré les tribunaux illégitimes, mais n’a pas annulé les peines et a établi deux classes de victimes : celles d’avant et celles d’après 1968.
Il faut souhaiter que le gouvernement clarifiera la manière dont un membre de la famille pourra prétendre rechercher une personne disparue.
Le projet préliminaire vise à combler les lacunes de la loi de 2007, il rend l’État responsable de l’exhumation des tombes, il entend garantir le droit d’enquêter en Espagne sur les crimes de Franco, grâce à la création d’un parquet spécialisé, et il annonce l’annulation des peines des tribunaux franquistes. Malgré cela, parmi les experts en la matière, des militants et des avocats qui se battent, depuis des années, contre l’impunité et pour la justice, s’élèvent des voix très critiques sur la formulation de la loi, les graves ambiguïtés et les limitations qu’elle comporte. Tous reconnaissent les améliorations substantielles apportées, par rapport à la loi de 2007, mais les questions clé restent sans réponse.
Les associations de mémoire historique préparent une « version annotée » du projet, qui sera envoyée aux groupes parlementaires et aux organismes nationaux et internationaux de défense des droits de l’homme. La mémoire historique doit être mise en évidence par l’intermédiaire de la narration des victimes, mais aussi des bourreaux, parce que les Espagnols doivent apprendre ce que les fascistes espagnols ont fait, pour convertir les crimes commis en un vaccin protégeant l’Espagne du fascisme.
Les mesures contenues dans le projet de loi sur la mémoire démocratique sont insuffisantes pour garantir les droits des proches des personnes disparues pendant la répression franquiste. Le texte présenté par la vice-présidente du gouvernement, Carmen Calvo, ne précise pas ce que la famille d’une personne disparue doit faire pour s’adresser à l’État et obtenir la réparation à laquelle elle a droit. La communication du gouvernement a été quelque peu confuse sur cette question. Le gouvernement n’a pas tranché pour savoir qui, des conseils municipaux, des communautés autonomes, des associations ou du parquet, pourra enquêter sur les crimes de guerre et le franquisme.
La majorité des associations refuseront les subventions versées pour exhumer les victimes proposées par le gouvernement, elles rejettent le modèle avec lequel l’État entend subventionner les exhumations et rappelle le rapport sur l’Espagne de l’ONU pour la vérité, la justice et la réparation, qui explique : « Le modèle actuel de “privatisation” des exhumations, qui délègue cette responsabilité aux victimes et aux associations, alimente l’indifférence des institutions étatiques et entraîne des difficultés méthodologiques, d’homologation et d’officialisation de la vérité. »
Les associations insistent sur le fait que l’État doit être responsable directement des victimes et de leurs proches, car c’est l’institution qui peut leur donner le statut officiel de victimes et non les associations qui, avec toute leur bonne volonté, les soutiennent depuis des années.
Dans le processus parlementaire, les procédures de la loi devront être clarifiées et les services d’attention aux citoyens, qui existent dans toutes les délégations et sous-délégations du gouvernement espagnol, devront être mis à la disposition des familles. Le gouvernement a le pouvoir de prendre en charge les problèmes liés aux exhumations dès demain ; il pourrait alors mettre à la disposition des familles les experts médico-légaux de l’État, les laboratoires publics d’ADN, les départements des universités publiques ou les archives détenant des informations sur la répression franquiste.
En ce qui concerne le bureau du procureur que le gouvernement a l’intention de créer pour les enquêtes sur la guerre civile et la dictature, le texte ne précise pas suffisamment quels seront ses pouvoirs en matière pénale et si un cadre juridique sera créé afin que la loi d’amnistie ne soit pas un obstacle aux enquêtes. Les associations montrent également leur préoccupation quant au fait que des affaires faisant partie auparavant de la Causa General (à travers différents tribunaux créés à l’époque par les autorités franquistes) puissent parvenir à ce bureau. Le danger étant que le bureau du procureur n’annule pas les verdicts de milliers de procès militaires et ne remette pas en question l’assassinat par peloton d’exécution de plus de 55 000 opposants au coup d’État du 18 juillet 1936.
D’autre part, les associations de mémoire historique ne comprennent pas non plus la proposition du gouvernement de mettre en place des dates commémoratives. « Le gouvernement a l’intention de célébrer le 8 mai comme le « Jour de l’exil », alors que le 8 mai 1945 a signifié pour des centaines de milliers d’exilés espagnols, au-delà de leur soulagement suite à la défaite du nazisme, un abandon de l’Espagne par les alliés. La vérité, c’est qu’il restait aux exilés encore 30 ans d’exil. La célébration de cette date est incompréhensible. L’association pour la récupération de la mémoire historique a proposé la date du 22 février pour commémorer l’exil. Cette date correspond au jour de la mort du poète Antonio Machado, qui représente le drame des centaines de milliers de personnes contraintes d’abandonner leur terre et tout ce que la société espagnole a perdu avec leur départ.
Il est impossible de comprendre pourquoi le gouvernement espagnol veut commémorer le 31 octobre en tant que journée des victimes du régime franquiste. Le gouvernement affirme que le 31 octobre 1978, le Parlement a soumis le texte de la nouvelle Constitution espagnole à un vote ouvrant sur la « transition ». Pourtant, il s’agit d’un texte qui ne parlait pas des victimes ni de leurs persécuteurs.
Les associations ont proposé au gouvernement la date du 12 décembre pour commémorer les victimes de la dictature, car c’est le jour de 1946 où l’assemblée générale des Nations unies a fermement condamné le fascisme espagnol, définissant la dictature de Franco comme un régime méprisable que la société internationale devait combattre. La mémoire doit être construite avec le récit des victimes et aussi des bourreaux, parce que nous devons comprendre ce que les fascistes espagnols ont commis, y compris les secteurs les plus réactionnaires de l’Église catholique et les hommes d’affaires sans scrupules. C’est pourquoi le terme de mémoire démocratique suscite pour les militants de la mémoire historique quelques doutes.
Les associations préparent actuellement une version annotée du texte du projet de loi, qu’elles espèrent envoyer à tous les groupes représentés au Parlement, au vice-président du gouvernement, au secrétaire d’État à la Mémoire démocratique, au médiateur et aux organismes internationaux qui ont participé à ce processus : le groupe de travail contre les disparitions forcées et involontaires, le rapporteur spécial des Nations unies pour la vérité, la justice et la réparation, tous deux de l’ONU, et d’autres organismes qui ont demandé à l’État espagnol de garantir les droits des victimes de la dictature et d’abroger la loi d’amnistie.
Daniel Pinós