Entretien avec Pepe Ribas L’underground et la contre-culture en Catalogne dans les années 1970
Pepe Ribas est le commissaire d’une exposition qui a eu lieu au Palau Robert de Barcelone sur le thème « L’underground et la contre-culture dans la Catalogne des années 1970 ».
Il est l’auteur d’un livre Los 70 a destajo (« Les années 1970 au forfait ») où il revient sur ces années où l’utopie, l’enthousiasme et la créativité de toute une génération ont bouleversé la Catalogne et mis à bas l’austère régime franquiste.
Pepe Ribas a été le créateur de la première et de la deuxième version de la revue contre-culturelle Ajoblanco. C’était une revue mensuelle publiée en Espagne entre 1974 et 1980 tout d’abord, puis entre 1987 et 1999 lors de sa seconde étape. Ajoblanco fut une publication pionnière et constitua l’un des principaux points de convergence et de diffusion de la contre-culture et des idées libertaires en Espagne, alors même que le pays vivait les derniers instants du franquisme et connaissait une importante ébullition culturelle et politique. À la tête de cette revue, Pepe Ribas a été un témoin privilégié de ces temps qui ont changé l’existence d’une génération entière. Ajoblanco était une institution de papier ; en son sein, la revue a cultivé le terrain pour des mouvements culturels et sociaux existant en marge des institutions et du joug de Franco. Une époque unique, sans aucun doute.
Pepe, peux-tu nous expliquer comment a surgi cette idée d’exposition ? Comment peux-tu définir la contre-culture et l’underground ?
Cette exposition aurait dû avoir lieu depuis longtemps. On parle beaucoup de la « Transition démocratique ». À la mort de Franco, en 1975, le régime espagnol a évolué vers une démocratie au cours d’une transition qui a été « pactée » entre le secteur réformiste du régime franquiste et les forces d’opposition de gauche, ce qui fait qu’il n’y a pas eu de rupture formelle avec le régime franquiste ni de justice transitionnelle. Une loi d’amnistie fut adoptée avec le soutien de tous les partis, la loi du silence s’installa. Elle renvoyait dos-à-dos les victimes du franquisme et leurs tortionnaires franquistes. L’histoire espagnole a été, depuis la fin des années 1990, le cadre de fortes mobilisations en faveur de ce que les Espagnols ont appelé « la récupération de la Mémoire historique ». Mais on ne parle pas des gens qui ont changé, dans les années 1970, leurs manières de vivre, leurs manières de penser et leurs formes d’action. Une nouvelle génération rebelle profita des brèches que le franquisme offrait par méconnaissance de la mouvance alternative, le régime était plus centré sur les opposants qui voulaient hériter de son pouvoir.
Le franquisme laissa des marges de liberté, surtout en Catalogne où naquit un mouvement culturel multiple à travers des maisons d’édition comme Carlos Barral qui fit connaître la nouvelle narrative sud-américaine. La récupération de la culture catalane commença à la fin des années 1950 et au début des années 1960 avec la nouvelle chanson catalane, les chanteurs Raimon, Ovidi Montllor, Lluís Llach et Pi de la Serra. Une grande révolution théâtrale eut lieu à partir de la version de Maratzaver que mit en scène Adolfo Marsillach.
Les socialistes n’ont pas été capables de soutenir ce genre d’expression culturelle durant les longues années où ils ont géré la mairie de Barcelone et elles n’intéressaient pas non plus les nationalistes catalans de Jordi Pujol. Jordi del Río, un membre de la Esquerra republicana (« la Gauche républicaine » catalane) qui dirige le centre culturel du Palau Robert, m’a apporté son soutien. Au départ, je n’y ai pas cru, parce que je pensais que la Generalitat (« le gouvernement de Catalogne ») ne pouvait pas accepter cette exposition. Mais, au final, la Generalitat en permit l’organisation. J’ai demandé alors deux choses essentielles : une liberté totale, afin que j’aie toute l’autorité pour prendre des décisions et choisir les matériaux, les textes et les discours présentés. Jordi del Río a accepté mes propositions, j’ai demandé ensuite qu’avec la moitié de mon salaire, je puisse payer un adjoint afin qu’il trouve d’autres sources d’information. Une personne qui soit plus underground que contre-culturelle, parce que moi, je suis avant tout un libertaire.
Nous avons mis un an pour préparer l’exposition, nous avons parlé avec plus de 100 personnes. Je la voulais plurielle et je ne voulais que du matériel et des livres des années 1970. Pas de réinterprétations, je voulais basiquement une exposition très ample qui regroupe toutes les formes d’expression. Et nous avons eu le grand bonheur d’avoir avec nous Dani Freixes comme architecte. Dani a su parfaitement utiliser le petit espace de l’exposition. Quand tu rentres à l’intérieur, tu as l’impression de rentrer dans une maison particulière de cette époque. Cette sensation continue durant toute l’exposition et cela transmet des émotions. Ensuite, nous voulions nous adresser à des gens jeunes pour qu’ils comprennent à partir de la mémoire, et non pas de la nostalgie, ce qu’ont été les années 1970. Une décennie fondamentale pour le changement des mentalités en Espagne. Il fallait contextualiser cette décennie et Dani Freixes a eu l’idée de créer au sol un tapis regroupant les titres des journaux de l’époque pour, à chaque instant, situer ce qui se passait en Espagne et dans le monde.
La différence entre la contre-culture et l’underground est pour moi très claire. La contre-culture c’est l’action, c’est un réseau culturel et c’est une forme de vie. Elle te fait vivre d’une autre manière, elle te fait vivre contre le système et te pousse à inventer des alternatives contre le système. C’est tout ce qui rompt avec les canons imposés par la culture capitaliste, la culture officielle, la culture d’un pays. C’est un changement inventé par la dynamique de la vie et par les expériences. C’est, par conséquent, la spontanéité, l’expérimentation et la radicalisation à partir des alternatives qui se créent : vivre en communauté, la liberté sexuelle, le féminisme, la lutte homosexuelle, la lutte pour la dignité dans les prisons pour changer le système pénitentiaire, la lutte contre les maisons de fous, l’antipsychiatrie, tout cela, c’est la contre-culture.
Tu as été le directeur d’Ajoblanco. Comment fonctionnait votre revue ?
Nous avons créé des collectifs et écrit des manifestes pour Ajoblanco. Les pages de fin de la revue étaient des pages d’annonces pour les gens qui voulant créer des groupes musicaux, des collectifs voulant discuter des problèmes liés à l’homosexualité, aux centres psychiatriques et aux électrochocs que l’on infligeait dans les prisons. Ces collectifs se créaient autour d’un thème et nous sortions alors un numéro spécial.
Quand Ajoblanco est parvenu à publier 80 000 exemplaires de la revue, avec les bénéfices, nous avons créé Alfalfa (« Luzerne ») une revue écologiste. Nous financions aussi une revue féministe Chana et la Bañera une revue littéraire intitulée « la Baignoire » en français.
La contre-culture, c’est ça, l’underground, c’est l’art et la créativité libre contre la créativité établie. C’est plus l’activité d’un artiste, d’un individu ; au lieu de cela, la contre-culture se trouve sur le terrain du « nous ». Quand nous avons vu que la contre-culture nord-américaine s’était officialisée, s’était mercantilisée, nous avons voulu récupérer le passé libertaire espagnol à travers toute la culture du début du xxe siècle (le naturisme par exemple), mais en misant sur la révolution culturelle, le changement des mentalités et non sur la violence.
Le mouvement a d’abord été très influencé par la culture nord-américaine, les mouvements contre la guerre du Vietnam, mais aussi par l’explosion sociale qui a eu lieu en Europe en 1968, notamment à Paris. Quand la société espagnole s’est-elle ouverte aux idées et à la culture alternatives ?
Notre mouvement alternatif fut très important, il commença en 1968 avec un groupe de folk et les chanteurs Pau Riba, Sisa, Oriol Tramvia. Il démarra avec la musique, grâce à l’appui de certaines chaînes de radio comme radio Juventud (« radio Jeunesse »). Elles introduisirent très tôt des musiques anglo-saxonnes. Il y avait en Espagne des bases militaires américaines qui avaient aussi leur importance. Les soldats qui allaient sur ces bases ne voulaient pas faire leur service militaire au Vietnam. Le service militaire était obligatoire aux États-Unis, alors les familles riches parvenaient à envoyer leurs enfants sur les bases militaires espagnoles et portugaises. À Rota et à Morón en particulier, elles se trouvaient dans le sud de l’Espagne en Andalousie. C’est là où est né en même temps qu’à Barcelone le premier mouvement underground.
Il était représenté par le groupe de musique sévillan Smash, le groupe Máquina. En Catalogne, il y avait Pau Riba, Sisa et Oriol Tramvia. La musique, le théâtre et les BD provoquèrent un changement des mentalités et les revues, comme Ajoblanco, permirent de rassembler et d’informer avec une certaine cohérence sur ce qui se passait dans le monde et les mouvements culturels qui avaient lieu en Occident.
Il y a eu des gens comme Luis Racionero et María José Ragué qui ont habité en Californie dans les années dorées, quand ils sont revenus chacun d’eux a pu éditer un livre. Dans le cas de María José deux. Le premier livre s’intitule California Trip, un manuel de tous les mouvements sociaux et le témoin de tous les changements des mentalités aux États-Unis : la nouvelle spiritualité, le Women’s Lib, les Black Panthers. De son côté, Luis Racionero a publié Ensayos sobre el apocalipsis (« Essais sur l’apocalypse ») avec des articles de Marcuse et de Laing qui traitaient de la psychologie, de l’urbanisme et de la philosophie. Salvador Paníker, un éditeur espagnol, a publié tous ces livres et il ne se passa rien, il n’y eut aucune censure parce que le franquisme, dans son étape finale, était très contradictoire.
Mai 1968 en France est notre autre héritage. Nous nous sommes rendu compte qu’à travers Mai 1968 tout ce qui est une représentation politique est une trahison. Le politique qui te représente ne respecte pas ce qu’il t’a promis pour que tu votes en sa faveur. La démocratie parlementaire du bla-bla-bla était une rhétorique mais elle ne pouvait pas changer les choses, elle maintenait un système, mais elle ne faisait pas évoluer ce système vers une démocratisation réelle de notre société.
La censure ne répondait pas à une logique, elle ne répondait qu’à ce qui paraissait dangereux aux yeux des franquistes. La contre-culture fonctionnait comme une passoire, ils ne s’en sont pas rendu compte et quand ils s’en sont rendu compte, c’était trop tard. Le franquisme dur disparut et quand le Premier ministre Adolfo Suárez est arrivé au pouvoir, tout a changé.
La Transition et les pactes politiques ont joué un rôle important à partir de 1976. Comment ont-ils impacté le mouvement alternatif et libertaire ?
Les franquistes modérés ont pactisé avec les socialistes, les communistes, mais également avec certains partis d’extrême gauche. À ce moment, il y a eu beaucoup de tensions, beaucoup de violence de la part du FRAP, du GRAPO (des groupes marxistes) et ETA (l’organisation indépendantiste basque). Et, par ailleurs, existaient les guérilleros du Christ Roi d’extrême droite. Il ne faut pas oublier que l’armée était franquiste. Quand Santiago Carillo, secrétaire du Parti communiste, et Suárez, le Premier ministre, se réunirent en secret à Madrid, ils parvinrent à un pacte qui n’était pas le pacte de la Transition, mais un pacte pour éviter une nouvelle guerre civile. Ce pacte était très important et il n’a pas été totalement compris.
Adolfo Suárez et Felipe González se regardent, flanqués de Santiago Carrillo (à gauche), Manuel Fraga et les autres signataires des Pactes de la Moncloa, le 25 octobre 1977
C’est un pacte qui disait, nous n’allons pas nous entretuer, nous allons reconnaître le Parti communiste. C’est pour cela d’ailleurs que Suárez a perdu le pouvoir. Les Nord-Américains lui avaient dit qu’il ne pouvait pas reconnaître le Parti communiste, parce qu’ils ne savaient pas quelle force avait ce parti. Les Nord-Américains avaient peur que ce parti gagne les élections. Et, par ailleurs, les Nord-Américains demandaient que l’Espagne rentre dans l’OTAN. Suárez n’a accepté aucun des souhaits des Nord-Américains. Il refusa d’entrer dans l’OTAN et il légalisa le Parti communiste.
Ce fut une première phase de la Transition, elle coïncida avec les Journées libertaires de Barcelone et avec l’avènement de la liberté de la presse. De toutes les époques, c’est la période où il y a eu le plus de liberté de presse en Espagne. C’était à l’époque de Suárez. Il faut le reconnaître.
Ce qui s’est passé avec le Pacte de la Moncloa, c’est une autre histoire, c’est l’imposition par l’Europe et par les États-Unis d’un type d’économie de marché, d’un type de capitalisme et surtout la déstructuration de l’industrie espagnole. Les voitures les plus vendues devinrent allemandes, la distribution alimentaire fut assurée par des grandes surfaces françaises et d’autres produits du marché par les Italiens. C’est un thème complexe la Transition.
Quand les socialistes gagnèrent les élections en 1982, en utilisant la tentative de coup d’État militaire fasciste de Tejero qui eut lieu en 1981, ils imposèrent un régime absurde et un retour en arrière du point de vue des libertés. Et la Movida de Madrid est la caricature de la corruption culturelle pour justifier la corruption économique du nouveau pouvoir aux mains des socialistes et des nationalistes. Ils s’emparèrent de l’argent qui était auparavant entre les mains des franquistes et de l’extrême droite. La culture devint dépendante des subventions offertes par les municipalités et les gestionnaires de la culture.
Le mouvement libertaire a réveillé l’esprit créatif, révolutionnaire et libertaire de toute une génération.
Réellement, ce qu’on ne dit pas, c’est que Franco a triomphé, il a introduit la classe moyenne et il a permis aux travailleurs de devenir propriétaires de leurs maisons. Ce fut une manière d’en finir avec l’esprit révolutionnaire qui était latent dans ce pays depuis la fin du xixe siècle. Ce qui explique toutes ces années de stabilité sous le franquisme, plus personne n’osait s’opposer.
Ceux qui sont nés après 1956-1957 n’ont pas eu à rompre avec cette morale franquiste et ce catholicisme totalement réactionnaires. En Espagne, il y a eu beaucoup de communautés parce que les jeunes fuyaient leurs parents. Lorsqu’une femme disait à son père qu’elle avait ses règles, il la châtiait en lui infligeant trois jours sans manger, parce qu’elle avait parlé de choses dont on ne pouvait pas parler, surtout pas à table. Les jeunes ont fui et se sont organisés. L’argent, à cette époque, était beaucoup moins nécessaire qu’aujourd’hui, le troc existait, il y avait beaucoup de solidarité, beaucoup de choses furent mises en commun.
« Ensemble, nous changerons tout », disions-nous. Nous avions une chaussette en laine très épaisse, on ne voyait pas à travers, et chacun mettait l’argent qu’il pouvait donner pour vivre quinze jours ou un mois. Si quelqu’un ne donnait rien, tu ne t’en rendais pas compte. Personne ne se sentait blessé par le fait d’avoir de l’argent ou de ne pas en avoir. Ce n’était pas important. Les gens partaient, par voie terrestre, en Inde ou ailleurs, dans des voitures déglinguées et en auto-stop. Pour vivre, tu devenais serveur, tu faisais la manche en chantant dans la rue pour gagner de l’argent, on faisait aussi du troc. C’était un autre moment.
La musique et le LSD en deux ou trois prises, pas plus, et la marijuana aidèrent à changer notre perception du monde et nous aidèrent à être courageux et il y eut beaucoup de courage, parce qu’il y eut beaucoup de ruptures. Il y eut une rupture générationnelle avec les frères aînés qui militaient dans des partis de gauche. La génération nouvelle ne voulait pas qu’on lui impose ce qu’elle devait dire, ce qu’elle devait penser, où elle devait aller. Il y a eu une rébellion absolue contre tous les types d’autoritarisme, pas seulement contre l’autoritarisme franquiste, mais contre l’autoritarisme marxiste, communiste, léniniste, maoïste ou trotskiste.
En juillet 1977, les Journées libertaires de Barcelone ont rassemblé plus de 500 000 personnes. Tu les as vécues intensément puisque Ajoblanco et la CNT (Confédération nationale du travail) ont été les artisans de ce grand événement, comment se sont-elles déroulées ?
Les Journées libertaires de Barcelone de 1977 furent une chance incroyable à un moment où les gens étaient très enthousiastes. L’enthousiasme et l’action de plusieurs groupes permirent d’organiser ces journées de façon presque spontanée. C’était le moment au niveau psychologique, mais ce n’était pas le moment politique pour le faire. Psychologiquement, ce fut la grande fête de la liberté, politiquement, ce fut l’échec de la CNT et du mouvement libertaire. Le jour où devait se discuter la façon de créer un syndicat anarchiste avec des travailleurs et un mouvement libertaire indépendant composé de gens très jeunes.
À Barcelone, trois générations se rencontrèrent. Ceux qui venaient de l’exil ne comprirent pas les changements économiques et sociaux qui s’étaient opérés dans le pays. En réalité, le franquisme avait triomphé, surtout lors de la dernière phase du franquisme dans les années 1960. Les exilés ne surent pas le comprendre. Ceux qui étaient de la génération intermédiaire sortaient de prison parce qu’ils y étaient restés dix à quinze ans. Nous les très jeunes, nous n’avions pas d’expérience politique.
Ceux qui étaient encore plus jeunes voulaient faire la fête, se libérer et fuir leurs familles vieux jeu. Cette combinaison créa un esprit de fête, mais quand il a fallu débattre, les vieux et ceux qui avaient 35 à 40 ans n’ont pas su entendre qu’il y avait des gens jeunes qui étaient en train de se rendre compte que la culture bourgeoise et la culture ouvrière étaient en train de disparaître parce que la télévision, la culture de masse et la consommation massive étaient en train de s’imposer.
C’était terrifiant, les générations antérieures à la nôtre n’ont pas voulu entendre qu’un grand changement avait lieu dans la société. Alors, l’union politique fut prématurée, parce qu’on n’a pas pu débattre réellement de comment transformer la société progressivement et sans violence à travers la culture et l’éducation, en créant des mouvements verts, écologistes, des mouvements de liberté sexuelle pour les minorités et pour le féminisme. Tout cela était en discussion, tout cela s’est dilué parce que nous n’avions pas de stratégie et le mouvement libertaire s’est alors dispersé.
Comment expliques-tu le déclin de la CNT et du mouvement libertaire ?
Nous étions très jeunes, nous faisions des choses très surprenantes pour notre âge. J’ai dirigé Ajoblanco à 20 ans. Aujourd’hui, c’est inconcevable. Nous étions très inexpérimentés, je me suis rendu compte de ce que représentait le meeting de la CNT à Montjuich, devant 250 000 personnes, le meeting le plus important de la Transition. Le meeting de Felipe Gonzalez et du PSOE à Madrid ne réunit que 52 000 participants. À Barcelone, Federica Montseny et José Peirats en réunirent 250 000 pour la CNT.
J’ai senti qu’entre Federica Montseny et José Peirats, il existait des frictions et je crois que Peirats avait raison, il fallait miser sur les communes, sur l’urbanisme, sur les villes et non sur les régions autonomes. Parce qu’il est beaucoup plus facile pour le pouvoir de contrôler une région que de contrôler une ville. Si nous avions organisé Barcelone sur des paramètres libertaires, pas uniquement avec des assemblées de citoyens, à partir de nos propositions, cette ville existerait maintenant. Ces choix auraient permis de transformer et de créer un autre pays que celui d’aujourd’hui. L’histoire serait différente.
Tout resta rigide, après une décennie de rupture totale, de vie, d’enthousiasme, de liberté, on est passé à une décennie de connerie, de stupidité et de libertinage. Les années 1980 ont amené une décrépitude, puis vinrent le néolibéralisme, le néocapitalisme, les multinationales, Google, Internet et maintenant le sauve-qui-peut général.
Quand eut lieu l’affaire Scala (en espagnol, Caso Scala) autour de l’incendie de la salle de spectacles La Scala de Barcelone le 15 janvier 1978 contre le pacte de la Moncloa, au cours duquel quatre ouvriers ont perdu la vie. Les autorités politiques espagnoles tentèrent de rendre responsables de l’incendie les organisations libertaires, la CNT (Confédération nationale du travail) et la FAI (Fédération anarchiste ibérique). Il s’agissait en fait d’une manipulation visant à discréditer le mouvement libertaire, alors en pleine expansion après la fin du franquisme et permettant ainsi sa répression.
En réalité, dans la CNT et hors de la CNT, un ver dévorait le mouvement libertaire. La salle de spectacle La Scala fut détruite par le feu, sa destruction ne fut pas organisée par le ministre de l’Intérieur, mais par un appendice de l’OTAN, le Gladio (le « Glaive »). Des mouvements sociaux non-autoritaires avaient lieu en Italie et en Espagne, ils mettaient en danger la structure militaro-économique de l’OTAN. Ce cas a été étudié par des jeunes militants de la CNT de Valladolid.
Quelles ont été, selon toi, les réalisations sociales et culturelles les plus importantes de votre génération ? Quelles perspectives avez-vous ?
La première conquête de notre génération est la fin de la dictature de l’Église dans notre pays. Les églises sont vides, nous sommes un pays très laïc, avec beaucoup de traditions folkloriques, avec des rituels religieux exprimés avec fantaisie. Ensuite, il y a la liberté sexuelle, les mouvements féministes sont en train de conquérir beaucoup de choses, les mouvements LGBTQI aussi, des droits fondamentaux et des libertés.
L’Espagne a supprimé les maisons de fous, le mariage homosexuel a été légalisé en Espagne avant la France. Cela vient précisément des années 1970, plus que de l’underground, cela vient de la contre-culture hispanique qui est profondément libertaire en raison de son propre développement, de la manière dont s’organisèrent les collectifs et les espaces du « Nous ». Il y avait la nécessité de fuir les familles franquistes.
Tout a changé aujourd’hui. La culture, les moyens de communication et les hommes politiques sont totalement contrôlés. Ils sont une marchandise. La mercantilisation de la culture et les indices d’audience sont une horreur. Il faut récupérer ces espaces pour un changement possible des mentalités et du système.
Nous avons tenté il y a quatre ans de faire renaître la revue Ajoblanco, mais le processus pour l’indépendance de la Catalogne a freiné la sortie. Les gens étaient très mobilisés. C’était une forme de radicalisation et de protestation contre un système. Les gens pensaient qu’en créant un État nouveau, ils pourraient changer les choses. Je ne le crois pas.
Une revue peut aider, il faut détruire l’industrie culturelle pour revenir à nouveau à la culture. La culture n’est pas une industrie, c’est autre chose. C’est basique, la culture est la grande arme pour une transformation sociale.
Que peut faire aujourd’hui une revue ? Elle devrait être un réseau social et elle devrait être très honnête. Ce qui s’est passé avec le 15M, le mouvement des Indignés, est vraiment triste. Parce que le mouvement a fini entre les mains d’un parti autoritaire comme l’est Unidos Podemos. Je peux le dire, car quand je suis allé aux assemblées du mouvement des Indignés, ils ne nous laissaient pas parler. Avec des techniques staliniennes, ils démontraient alors que ce que tu disais était des conneries. Démontrer que tu es un idiot pour t’enlever la parole et imposer tes propres critères aux gens. Mais les gens ne sont pas idiots et ils ont quitté Unidos Podemos.
Propos recueillis par Mireille Mercier et Daniel Pinós
Pepe Ribas, Los 70 a destajo. Ajoblanco y libertad, Editorial Booket, Espagne 2013, 736 pages, 10,95 euros
Pepe Ribas, Canti Casanovas, Underground y contracultura en la Cataluña de los 70, Editorial Terranova, Espagne 2021, 432 pages, 30 euros
Article publié sur le n° 8 des Chroniques Noir et Rouge du mois de mars 2022.