Le 6 février 2022, au cimetière de « Las Mártires de la libertad » de Huesca, il fut procédé à l’inhumation des restes de vingt-six (1) des trente-et-un anarchistes du village d’Angüés qui furent détenus par la Guardia civil entre les 18 et 23 juillet 1936, emmenés à Huesca, fusillés dans cette même ville au cours du mois de janvier 1937 et, pour finir, enterrés dans une fosse commune anonyme.
Ce n’est qu’en 2017, 80 ans après (2), que la fosse où les fusillés d’Angüés avaient été condamnés à l’oubli fut mise à jour grâce aux recherches et à la ténacité de Martín Arnal Mur – dont le frère Román figure parmi les victimes.
Les fouilles furent prises en charge par l’Asociación para la Recuperación e Investigación Contra el Olvido (A.R.I.C.O) et le Círculo republicano Manolín Abad de Huesca (C.R.M.A.HU) avec l’aide des finances publiques, ce qui justifia la présence des représentants de ces dernières et leurs interventions lors de la cérémonie qui précéda l’inhumation des corps.
Si les interventions des membres d’ARICO et du CRMA.HU sont légitimées par tout le travail qu’ils ont fourni pour exhumer les corps, organiser le travail d’identification et l’organisation de la cérémonie d’inhumation, l’invitation et les interventions des représentants des administrations qui ont subventionné les travaux – avec l’argent des impôts prélevés sur les salaires des travailleurs et sur les richesses qu’ils ont produites – n’était pas nécessaire et même à proscrire s’agissant d’honorer des militants anarchistes, ennemis de ces administrations étatiques et qui furent fusillés à cause de ces idées.
Ces intervenants ont reçu les remerciements appuyés et répétés de la part des organisateurs. Nous n’en ferons pas de même, car s’ils ont insisté sur les valeurs démocratiques qu’il fallait défendre et rejeté l’entière responsabilité de ces assassinats et de tous ceux qui ont été perpétrés dans les mêmes conditions par les militaires factieux et ceux qui les ont soutenus, ils ont éludé la responsabilité du gouvernement de Front populaire et des partis qui le composaient. C’est probablement ce qu’ils appellent la Mémoire démocratique, mémoire affublée d’une boursouflure destinée à masquer l’inavouable. Il nous paraît indispensable de leur rafraîchir la mémoire.
* * *
« Le 11 juillet 1936 un groupe de phalangistes s’empara de la station radio de Valence et diffusa cette proclamation : « Ici Radio Valence ! La Phalange espagnole a occupé la station par la force armée. Demain, la même chose arrivera aux autres stations de radio espagnoles. »
« C’est seulement quelques heures auparavant que le premier ministre Casares Quiroga avait été averti, confidentiellement, de la préparation de l’insurrection militaire. À cela le chef politique de l’Espagne répondit : « Vous voulez dire par là que vous êtes sûrs que les militaires se soulèvent. Très bien, de mon côté, je vais me coucher. » […] »
« Six jours plus tard, les généraux déclenchèrent la première attaque au Maroc. L’armée, guidée par les troupes de la Légion, occupa les villes, les ports, les aérodromes et les points stratégiques du Protectorat, capturant et tuant les militants ouvriers et les personnalités de gauche. Le gouvernement, pour toute réponse déclara : « grâce aux précautions du gouvernement, on peut dire qu’un vaste mouvement antirépublicain a échoué. L’action du gouvernement suffira à rétablir les conditions normales. » […] »
« Devant le fait accompli, les réactions de la CNT et des partis politiques sont particulièrement intéressantes. Les partis socialiste et communiste rédigeaient ensemble le communiqué suivant : « Le moment est difficile. Le gouvernement est sûr de posséder les moyens suffisants pour annihiler cette tentative criminelle. Dans l’éventualité où ces moyens seraient insuffisants, la République a la promesse solennelle du Front Populaire qui est décidé d’intervenir dans le combat lorsque son aide sera demandée. Que le gouvernement ordonne, le Front Populaire obéira. » » (3)
La nuit du 18, sur les ondes de Radio Madrid, le comité national de la CNT appelait les adhérents de la Confédération à être sur le qui-vive. À Barcelone, un groupe de militants de cette organisation prit d’assaut les armureries de plusieurs bateaux ancrés dans le port. […] Le comité régional de la CNT catalane publia aussitôt un manifeste qui appelait à la grève générale révolutionnaire dès que les troupes feraient leur apparition dans la rue. (4)
NDLC (la CNT avait demandé à la Généralité un mois plus tôt de désarmer les casernes et de donner les armes aux travailleurs).
« Les ministres n’osèrent pas armer la UGT et la CNT. Ils refusèrent de s’écarter de la constitution légale de l’État, même si un État attaqué par sa propre colonne vertébrale, les forces armées, cesse d’exister de fait. » […]
« Quand les ouvriers se retenaient d’agir sur les conseils d’un gouverneur civil qui craignait de pousser la garnison à la rébellion, ils étaient perdus. Ils payaient leur hésitation de leur vie. Mais s’ils démontraient dès le début qu’ils étaient prêts à prendre d’assaut les casernes, alors la plupart des forces paramilitaires se joignaient à eux et la garnison se rendait.[…] »
« Dans la capitale, Casares Quiroga démissionna de son poste de chef du gouvernement à quatre heures le matin du 19 juillet. […] Azaña demanda à son ami, Diego Martinez Barrio, le président des Cortes de former un gouvernement. Son cabinet fut composé uniquement de partis républicains… car l’intention était de se réconcilier avec la droite. […] Néanmoins, la proposition de paix que fit Martinez Barrio au général Mola par téléphone fut fermement rejetée. « Si nous parvenions à un compromis, répondit Mola, nous trahirions l’un et l’autre, nos idéaux et nos hommes. » » (5)
Mais le gouvernement de Front Populaire n’en resta pas là ; il refusa de fournir les armes nécessaires aux colonnes formées par le mouvement libertaire pour libérer Saragosse. La prise de Saragosse devait permettre de contrôler la vallée de l’Ebre, désenclaver les Asturies et isoler les armées factieuses du Nord, les privant ainsi de l’approvisionnement en armes qui leur venait du Sud.
En août 1937, Le général Lister [du parti communiste] qui se trouvait en Aragon avec ses forces armées, entreprit de démanteler les collectivités agricoles d’Aragon (6). Les 12 et 13, à Angüés, il n’y eut pas de fusillés comme cela se produisit dans d’autres collectivités, mais les forces armées appartenant à 31° Division (7), repartirent en emmenant le comité de la collectivité après avoir saccagé le local de la CNT. Les prisonniers furent emprisonnés à Barcelone et l’un d’eux put s’évader lorsque la prison fut bombardée par l’armée franquiste (8).
Nous allons maintenant reproduire ici les interventions qui, à notre sens, avaient leur place dans cet acte de commémoration et de réhabilitation. Auparavant, nous tenons à pointer du doigt, parmi les interventions qui nous ont parues incongrues deux d’entre elles, particulièrement insupportables : le triptyque annonçant l’événement et l’intervention de la maire d’Angüés.
Sur le triptyque on peut lire : « Les journées vécues par Angüés entre le 19 et le 24 juillet furent troubles et dramatiques avec l’arrivée des forces armées venues de Huesca dès le 19 et de Barbastro le 24. » sans préciser que les forces armées de Barbastro étaient formées de travailleurs qui étaient venues libérer le village (9). Nous ne doutons pas que la venue de ces dernières ait pu effrayer un certain nombre de personnes mais l’honnêteté aurait voulu qu’on précisât lesquelles et quelles étaient les raisons de leur frayeur.
Quant à l’intervention d’Erminia Ballestín, maire d’Angüés, qui, soulignons-le, n’a pas jugé utile d’informer ses administrés de la tenue de cette cérémonie, elle a atteint le comble de l’ignominie car elle a été formulée avec une ambiguïté digne d’une politicienne madrée. Après avoir commencé par insister sur l’intolérance de ceux qui ont supprimé les personnes qui ne pensaient pas comme elles en laissant planer le doute sur leur identité, elle a conclu en rejetant la responsabilité sur tous : « Nous sommes ici pour recevoir et mettre en valeur la mémoire des habitants d’Angüés victimes d’une guerre cruelle que nous interprétons encore et encore […] Nous nous joignons à l’hommage de ceux qui ont subi et de ceux qui subissent des souffrances, y compris la mort que nous n’avons pas été capables d’éviter à nous tous. »
* * *
Javier Ruiz Ruiz, archéologue, responsable des exhumations
[…] nous sommes ici aujourd’hui, comme l’ont dit les compagnons précédents, pour rendre hommage aux vingt-six angüesinos assassinés à cause de leurs idéaux, pour être anarchistes ; assassinés par le fascisme, bien sûr.
Tout ceci remonte à l’année 2017 quand Patrick Viñuales se trouve par ici et propose à Miguel Angel [de l’associacion ARICO] comme Martín l’avait fait à plusieurs reprises de mener à terme l’exhumation de son frère Román qui se trouvait ici, dans une fosse. Ensuite, Martín, sa fille Juana, la CNT commencèrent à situer les familles de tous ces angüesinos et aussitôt le projet fut de localiser toutes les fosses, de les exhumer tous et tenter de les identifier.[…]
Je veux remercier en premier lieu les familles pour nous avoir fait confiance pour mener à terme ce travail que nous voulions finir plus tôt et remercier tous les volontaires qui furent nombreux à venir participer à l’entreprise d’exhumation. En dehors des membres des associations concernées […] sont venues des personnes qui avaient été informées par la presse ou qui, passant par ici, venaient prêter la main, et nous connaissons ici des personnes qui nous aidèrent beaucoup au cours des exhumations.
L’exhumation de la première fosse se fit en 2018 et celle où se trouvait Román en mai 2018 et nous eûmes la certitude, par les analyses génétiques, qu’il s’agissait bien de Román. Nous en informâmes Martín qui, bien qu’étant très âgé, refusa qu’on fît un enterrement et un hommage pour Román seul. Il nous dit de poursuivre qu’il tiendrait jusqu’au bout. De cette exhumation, ce dont nous nous souviendrons le plus c’est de Martín : il était la mémoire vivante de ces vingt-six personnes, il nous racontait, il les avait tous connus, ils étaient tous présents dans ses souvenirs. Il nous rapportait des épisodes de leur vie ou quelque anecdote qui les concernait.
Je tiens maintenant à rappeler que dans ce cimetière des Martyrs de la liberté on a exhumé, en dehors des vingt-six angüesinos, […] quelques trente-quatre personnes mais qu’il en reste encore ici plus ou moins une centaine à exhumer. […]
Je veux maintenant vous dire, comme vous le savez déjà, que lorsqu’éclata le coup d’État à Angüés, Angüés reste à peu près une semaine sous le contrôle des soulevés, et là commandait le lieutenant de la Garde civile, Manuel Lahoz car il était le chef d’une série de postes de la Garde civile. […] Bien, en 2019, au commandement de la Garde civile de Saragosse, fut inauguré un mémorial à tous les gardes civils tombés en « action » et sur ce mémorial, figurent entre autres […] tous ceux qui moururent pendant la guerre civile, servant dans le camp des soulevés et parmi eux se trouve Manuel Lahoz qui mourut à Saragosse fin 36. Ceci, nous l’avons dénoncé tant au gouvernement d’Aragon qu’à la délégation du gouvernement et au commandement de la Garde civile, car nous pensons que la loi sur de Mémoire [Loi de Mémoire démocratique votée en 2021] s’applique ici […] et nous n’avons eu aucune réponse. Le bourreau ou instigateur de l’assassinat de toutes ces personnes est commémoré par les forces de l’ordre supposées démocratiques.
Voilà un autre problème qu’il faut résoudre dans ce pays…
Jeanne Arnal, fille de Martín Arnal
Je veux exprimer ici ma reconnaissance aux institutions pour leur ferme soutien au processus des exhumations, mes remerciements à l’association ARICO, Miguel Angel, Javier, Nacho, Cristina, Miriam, Fernando et Antonio. Merci au Cercle républicain, aux compagnons de la CNT et à toutes celles et ceux qui étaient à nos côtés durant les exhumations et la recherche de nos parents.
Je veux exprimer mon empathie, mon affection, mon admiration aux parents qui ont rompu le silence pour faire ce nouveau pas en direction de la vérité et la dignité. Cristina Fallaras dit dans son livre : « Le silence se combat d’abord dans les familles. Le premier silence qui se combat c’est l’intime, le familial. Si celui-là demeure et avec lui la lâcheté, rien n’est possible entre les hommes, rien de valable. »
Me conduisent ici mes antécédents familiaux et le devoir de mémoire. Je veux rappeler que trente-et un hommes d’Angüés furent assassinés entre le 17 août 1936 et le 19 janvier 1937. Ils portaient et diffusaient des valeurs qui sont les miennes. Cet idéal de justice, d’égalité, de liberté, de solidarité, de défense de la dignité humaine, je le partage. Leurs corps ne peuvent pas rester jetés dans des fosses, leurs photos cachées dans les tiroirs des armoires, sans nom, oubliés. La démocratie ne se construira pas sans eux. Je suis ici pour leur rendre hommage, demander vérité, justice et reconnaissance.
Cette cérémonie, c’est seulement un premier pas. Le 3 août 2019, mon père écrivit ces paroles : « Honneur à Onesta Francisca Buil qui eut la force et la volonté, en apprenant le forfait commis contre son frère en cette traîtresse matinée, put poser dans ce cimetière une pierre tombale qu’elle devait payer pendant des mois de travail au service de ses maîtres » [c’est en voyant le nom inscrit sur cette pierre, Ramon Bonet Buil, que Martín comprit que tous les fusillés avaient dû été enterrés à la suite.]
Ici, en ce moment, je pense à mon père.
Camille Arnal, petite fille de Martín Arnal
Gâce à mon grand-père qui m’a transmis la mémoire familiale et celle de l’Histoire, je sais que son frère Román disait souvent : « Il ne faut pas construire des prisons mais des écoles. » C’est la larme à l’œil que Román dut laisser Martín chez une famille de Bespén où il travailla pour un propriétaire terrien. Il voulait que son frère continue l’école comme l’avait demandé son instituteur Benjamín Royo Colas. Román était un militant de la CNT et du groupe Elisée Reclus et Bakounine de la FAI d’Angüés. Il vendait la presse libertaire par les rues du village en donnant de la voix et chantait très bien la jota. Quand les réunions de la FAI furent connues, Román dut se présenter à la Garde civile et ceci des mois avant le coup d’état. Les gardes fouillaient la maison familiale constamment, à la recherche d’armes. Et déjà ils menaçaient en disant qu’il allait avaler ce journal, la Soli.
Román défendait les idéaux de justice, solidarité et égalité entre tous les êtres humains. Román semait les idées pacifistes et il récolta la haine, la violence de la part de quelques personnes d’Angüés qui firent une liste lors du soulèvement militaire de 1936. Cette liste de noms se trouve derrière moi [elle désigne un panneau qui porte les noms des vingt-six fusillés] et les corps ici présents [elle désigne les caisses qui ont recueilli les ossements des victimes, alignées sur des tables à sa gauche], identifiés après 85 ans de quête.
Et maintenant, le texte d’Esther Puisac qui n’a pas pu venir, sur les femmes des angüesinos assassinés par le fascisme.
« En plus des trente-et-un noms des fusillés d’Angüés – nous avons rendu hommage à vingt-six d’entre eux ici aujourd’hui – il y a d’autres histoires dont habituellement on ne parle pas. Les trente-et-un assassinés des premiers jours de la guerre à Angüés plus ceux qui partirent au front laissèrent un village avec peu d’hommes.
La collectivisation fut décidée et les femmes y ont tenu un rôle très important aussi bien dans l’organisation nouvelle de l’agglomération que dans chaque foyer, chaque famille, chaque localité partageant l’envie de survivre avec de difficiles situations personnelles.
Quand les franquistes entrent en mars 1938 après avoir brisé l’encerclement de Huesca, la répression est brutale : un village fidèle à la CNT et collectivisé devait recevoir une punition exceptionnelle pour éliminer cette pensée de l’agglomération et ceux qui pouvaient s’intéresser à ce modèle.
Pour cette raison, si en 1936 et en 1937 la répression affecta les hommes, à partir de mars 1938 ce furent les femmes. Beaucoup d’entre-elles liées directement avec ceux que nous enterrons aujourd’hui avec dignité dans le cimetière des Martyrs subirent les pires conséquences.
Nous avons voulu les citer brièvement ici car leurs souffrances méritent aussi une reconnaissance, ainsi que leur nom, en raison de leur lutte pour la liberté. »
[Suit la liste des noms et les peines subies lesquelles allaient de 6 à 30 ans de prison. L’une d’entre-elles, âgée de 20 ans a été fusillée. Trois moururent en prison dont une femme âgée de 72 ans, après trois mois d’emprisonnement, en raison des mauvais traitements infligés.]
Ce sont dix-neuf femmes et à côté d’elles nombre d’autres à qui on prit la maison, les terres. Veuves à qui personne ne fit la charité d’un travail ; femmes tondues en signe de honte publique ; femmes dont on se moquait et qu’on ignorait comme si elles avaient été de pierre ou pire encore, le néant, et celles, nombreuses, qui durent abandonner leur maison, leur terre pour ne jamais revenir.
Pour elles toutes notre souvenir et notre reconnaissance parce que cette histoire est une histoire triste, d’une guerre d’hommes et de femmes.
Daniel Cano, secrétaire de la CNT de Huesca
An nom de la CNT de Huesca, nous voulons remercier ARICO et le Centre républicain Manolín Abad pour avoir lancé ce projet qui a eu pour origine la motivation de notre compagnon, notre inoubliable compagnon Arnal, ainsi que les personnes impliquées dans ce projet, et de nous avoir invités à cet hommage.
Nous ne pouvons en dire autant au maire de Huesca, Felipe Serate dont nous pensons qu’il agit par intérêt politique, puisque son intérêt pour la mémoire historique et démocratique a été démontré par son refus d’enlever de la mairie de Huesca le panneau franquiste bien connu […].
Nous sommes ici pour rendre hommage aux vingt-six anarcho-syndicalistes d’Angüés assassinés par le franquisme et les accompagner à une sépulture commune. Nous aurions aimé voir Martín clore cette entreprise qu’il avait initiée, mais nous nous consolons en entendant les paroles qu’il avait préparées sachant que ce moment arriverait.
Il convient de faire ici un bref rappel historique du village d’Angüés qui fut, au cours des années trente, un grand initiateur de conquêtes sociales. En 1931 fut fondé le Centre républicain de confraternité ouvrière ; il se constitua une coopérative de consommation autogérée pour approvisionner le village en produits agricoles et biens de consommation. Ceci allait à l’encontre des intérêts des commerçants et de quelques caciques.
Ce furent les jeunes qui durent quitter le village pour aller chercher du travail sur les chantiers hydrologiques de la province ou dans les capitales comme Saragosse, qui propagèrent les idées et la presse anarchistes à Angüés au cours de ces années. C’est en 1934, alors que l’Organisation était en pleine légalisation que le Centre ouvrier adhéra à la CNT, laquelle comptait 110 adhérents à la veille de la guerre. Il fut créé un groupe spécifique de la FAI dénommé Bakounine qui se réunissait clandestinement chez les Arnal, les frères de Martín, José et Román, qui devaient être fusillés à Huesca, faisaient partie de ses initiateurs. Il se forma aussi le groupe des Jeunesses libertaires.
En 1936, le triomphe du Front populaire aux élections de février porta José Villacampa Bravo à la mairie, affilié aussi à la CNT et fusillé lui aussi. En 1936 se produisit la grève des ouvriers agricoles qui conquit les huit heures pour les journaliers, les bergers et les domestiques. La tenue du congrès de la CNT à Saragosse, en mai 1936, donna une impulsion aux militants du village qui voyaient l’avènement de la révolution sociale et du communisme libertaire plus proche chaque jour.
Angüés devint le siège d’une région collectivisée qui comprenait une trentaine de villages. Y passaient et apportaient leur aide les cénétistes enfuis de Huesca, Francisco Ponzán et Evaristo Viñuales. Suite à l’exécution des militants les plus expérimentés, ce furent leurs frères où les membres plus âgés de la famille qui prirent à bras le corps l’organisation et portèrent le développement de la collectivité jusqu’à l’effondrement du front d’Aragon en mars 1938.
Quelque cinquante hommes et femmes antifascistes d’Angüés furent assassiné.es ou moururent dans les prisons franquistes. Tous et toutes étaient des militants de la CNT, de la FAI ou des Jeunesses libertaires ou, par vengeance, des membres directs de leur famille.
Aujourd’hui nous devons aussi nous souvenir et rendre hommage à tous ceux-là : aux instituteurs et institutrices qui subirent la brutale répression franquiste au cours de sa purge contre les enseignants ainsi qu’à toutes les personnes qui luttèrent en subissant cette répression. Tous et toutes moururent pour défendre l’idéal suprême de l’anarchie, payant le prix le plus élevé pour l’avoir mis en pratique. Ils sont venus à bout de leurs vies, mais ils ne viendront pas à bout de leurs idées.
Martín Arnal regarde l’archéologue Javier Ruiz travailler dans la fosse commune où son frère Román repose parmi 25 autres victimes.
En conclusion de la cérémonie, lecture est faite des noms figurant sur les vingt-six boîtes, ainsi que celle d’une notice pour chacun des assassinés, au fur et à mesure de leur transfert vers le cimetière voisin où a lieu l’inhumation, acte final de l’hommage.
* * *
La première fois que je me rendis à Angüés – où se trouve la source de mes origines familiales – ce fut pour rendre visite à Martín dont je venais de lire les mémoires. Mes parents m’avaient mis en garde contre toute forme de culte. C’est la raison pour laquelle je m’efforce de tenir certains sentiments à distance car ils ne sont pas toujours de bon conseil. Je ne suis jamais retourné là où mon père avait été enterré – son souhait, qu’on ne put exaucer, était d’être enterré au pied d’un arbre pour servir d’engrais – pas plus que sur la tombe de ma mère qui avait demandé à être incinérée ou que sa tombe reste anonyme.
Martín me fit visiter le village tout en commentant les événements qui s’y étaient déroulés. Ce fut très émouvant car il donnait chair aux souvenirs de ma mère. Puis il m’emmena au monument à la mémoire des « victimes de l’intolérance » situé sur une des places du village. Il en avait été l’instigateur avec Fabian Vispe et Alejandro Pascual mais la dédicace avait été imposée par le maire de l’époque dont le père avait été tué pendant la guerre civile, dans les rangs franquistes. Et c’est sous son égide que la maire d’Angüés a placé son discours assassin.
Il ne m’a pas été possible de me rendre à la cérémonie qui s’est tenue en l’honneur des fusillés d’Angüés. J’ai regretté de ne pas avoir été là pour porter les restes de mon grand-père à sa dernière demeure et être aux côtés des autres familles. Mais en écoutant la vidéo de la cérémonie (https://www.youtube.com/watch?v=-hkEtIM0puI), je me demande si certains discours ne m’auraient pas fait fuir avant la fin. Nous devons être conscients que tous les candidats au pouvoir, qu’ils soient de gauche ou de droite nous considéreront toujours comme leurs pires ennemis et nous devons nous assurer quand ils nous flattent le dos que leur main ne dissimule pas un poignard.
J’espère pouvoir retourner bientôt dans la province de Huesca où les gens parlent avec le même accent que mes parents ; je m’y sens un peu chez moi. J’irai peut-être porter un œillet rouge ou quelques fleurs des champs au pied du mémorial aux fusillés d’Angüés.
Lauro
Texte publié sur le bog L’Affranchi. Pour la mémoire sociale :
https://laffranchi.info/presentation/
1) Cinq d’entre-eux n’ont pu être identifiés en l’absence d’ADN provenant d’un membre de leur famille.
2) La Loi d’amnistie de 1977, votée avec l’accord des républicains, des socialistes et des communistes écarta la possibilité de dénoncer les crimes franquistes jusqu’en 2006.
3) Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole, éd. 10/18, 1975, p.p. 81 ; 82 ; 83.
4) José Peirats, Une révolution pour horizon – Les Anarcho-Syndicalistes espagnols, 1869-1939, Ed. CNT-RP & LIBERTALIA – Citation tirée de la première édition : Les anarchistes espagnols, éd Repères-Silena, 1989, p. 85
5) Antony Beevor, La guerre d’Espagne éd. Calmann-Levy (Le Livre de poche) p.p. 113 ; 114 ; 124 ; 126.
6) Ces collectivités qui fournissaient en produits alimentaires les soldats qui combattaient sur le front avaient été déclarées illégales : elles avaient refusé le contrôle de l’État comme le voulait le décret du 7 octobre 1936 promulgué par Vicente Uribe, ministre (communiste) de l’agriculture. Après cette agression, le gouvernement les autorisa à se reconstituer pour éviter la crise alimentaire qui s’annonçait.
7) Martín Arnal Mur, Memorias de un anarquista de Angüés, éd Raúl Mateo Otal, p. 206.
José Peirats, op. cit., p. 227.
8) María Sesé Sarvisé, d’ Angüés à Ste Valière – Souvenirs de la révolution, de la guerre et de l’exil, ouvrage consultable au CIRA de Lausanne.
9) Cette colonne, formée à l’initiative de la CNT et arborant le drapeau rouge et noir comprenait quelques 70 personnes. Martín Arnal Mur, op. cit. p. 127.