Barricadé depuis le lundi 15 février avec des dizaines de sympathisants à l’université de Lleida où il s’était réfugié, le rappeur Pablo Hasél condamné à la prison pour des tweets attaquant la monarchie et les forces de l’ordre, a été finalement été arrêté le mardi 16 février par les Mossos d’Esquadra, la police régionale catalane. Cet événement a donné le coup d’envoi de la vague de manifestations la plus massive et la plus étendu dans l’État espagnol depuis le début de la crise sanitaire.
Pablo Hasél est devenu un symbole de la liberté d’expression en Espagne. « Ils ne nous arrêteront pas, ils ne nous feront jamais plier, malgré toute la répression », a crié, le poing levé, le rappeur, escorté par des policiers, selon des images de son arrestation diffusées par la télévision espagnole.
« C’est l’État fasciste qui m’arrête. Mort à l’État fasciste ! », a-t-il encore clamé au moment d’entrer dans un véhicule de la police catalane. Reconnu coupable d’apologie du terrorisme, ainsi que d’injures et calomnies à l’encontre de la couronne et de l’État, il avait été condamné pour des tweets dans lesquels il qualifiait notamment les forces de l’ordre espagnoles de « mercenaires de merde », les accusait de torture et d’assassinats et s’en prenait également à la monarchie.
Les mobilisations pour la liberté de Hásel et la répression policière déclenchée par le gouvernement espagnol et la Generalitat (le gouvernement de Catalogne) ont montré que les déclarations des partis au pouvoir en Espagne, le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et UP (Unidas Podemos) sur « le gouvernement le plus progressiste de l’histoire » sont purement démagogiques. Des milliers de jeunes ont rempli les rues de dizaines de villes et devraient continuer à le faire dans les prochains jours.
Les manifestations les plus massives ont eu lieu en Catalogne et à Madrid, et ce n’est pas un hasard si c’est à Barcelone et dans la capitale catalane que la répression policière a été la plus virulente. Plus de 200 personnalités du monde culturel hispanophone, dont le réalisateur Pedro Almodovar et l’acteur Javier Bardem, ont signé une tribune en la faveur de Pablo Hásel. Le cas de Pablo Hásel rappelle celui d’un autre rappeur espagnol, Valtonyc. Ce dernier s’était exilé en Belgique en mai 2018 après-confirmations de sa condamnation en Espagne à trois ans et demi de prison notamment pour « apologie du terrorisme » et « injures à la Couronne ».
Les jeunes, dont de nombreux anarchistes, expriment dans les rues un malaise social aggravé après une année de crise sanitaire. La raison immédiate des protestations est la demande de libération de la énième personne condamnée en Espagne pour un crime de liberté d’opinion. Le fait que l’un des deux crimes pour lesquels est emprisonné Pablo Hásel soit une insulte à la Couronne, un type de crime qui semble tiré du Moyen-âge, augmente la haine parmi une génération qui refuse d’avoir un Roi. La monarchie est une institution perçue comme dépassée, antidémocratique et corrompue comme cela est apparu clairement il y a deux ans lors d’un referendum où une majorité d’Espagnols s’est prononcée pour la fin de la monarchie.
Cette vague de protestations sert de caisse de résonance aux graves contradictions et aux souffrances sociales aggravées en cette année de crise sanitaire, économique et sociale qui détruisent les espoirs futures d’une génération qui n’aura vécu qu’en temps de crise. Le chômage des jeunes avoisine les 50 %, l’université et l’enseignement supérieur sont devenus un luxe, les campagnes de criminalisation des jeunes sont constantes et brutales ? Une situation qui se traduit, selon diverses études, par une augmentation des problèmes d’anxiété et de dépression. Cette mobilisation interroge la « gauche » au pouvoir. Les Espagnols commencent à briser le consensus sur la pandémie. Les bureaucraties syndicales n’ont pas protesté malgré le caractère scandaleux de l’incarcération de Pablo Hásel. Les partis de gauche se contentent d’envois sur tweeters pour toute forme de communication sur le sujet. Certains hommes politiques, comme le secrétaire général du PCE (parti qui soutient le gouvernement de gauche), envoient des messages de soutien aux forces de police qui ressemblent à s’y méprendre à ceux du ministre de l’intérieur socialiste.
Ces protestations mettent en évidence l’imposture du gouvernement « progressiste » dont l’une des promesses électorales étaient de mettre fin à la loi Mordaza, la loi bâillon, l’équivalent de la loi de sécurité intérieur en France. Les promesses portaient aussi sur d’autres articles du code pénal qui sont des instruments de persécution de la liberté d’expression, comme l’insulte à la Couronne ou la glorification du terrorisme. Ces exigences démocratiques de base n’ont pas été approuvées par le « gouvernement le plus progressiste de l’histoire ». C’est pourquoi il y a des rappeurs en prison ou en exil, des journalistes condamnés et des manifestants en prison.
Ce gouvernement est directement responsable d’une grande partie de la répression. C’est la délégation du gouvernement à Valence, mardi, ou à Madrid, mercredi, qui a donné l’ordre à la police nationale d’empêcher par la force la manifestation de continuer sa marche, ce qui a donné lieu à des arrestations et des violences occasionnant plusieurs blessés parmi les manifestants.
Le rejet de cette gauche, représentée par le PSOE et par Unidas Podemos, Izquierda Unida (la Gauche unie) et le PCE, est motivé par le fait que le gouvernement n’a pas tenu ses promesses fondamentales, telles que l’abrogation de la réforme du travail qui engendre une part importante de la précarité, le maintien des expulsions de logements, le versement de milliards aux entreprises de l’IBEX35 (l’équivalent du CAC 40) ou la protection de la Maison royale.
En Catalogne, ce malaise s’étend au gouvernement catalaniste de la Generalitat et aux partis favorables à l’indépendance. L’ERC (la Gauche républicaine catalane) et JxCat (Ensemble pour la Catalogne) ont de belles paroles pour défendre la liberté d’expression, mais ces partis ont toujours en charge les Mossos, les policiers catalans qui ont arrêté Hásel ou qui ont réprimé les manifestations de Barcelone, Gérone ou Vic, entre autres. La police anti-émeute continue d’utiliser des armes telles que les LBD qui ont arraché l’œil d’un jeune manifestant mardi dernier. Et ce sont ces mêmes partis qui gèrent la pandémie et la crise sociale, avec les mêmes politiques que le gouvernement central.
L’irruption dans les rues de cette nouvelle génération, principalement des jeunes entre 16 et 22 ans, pourrait annoncer une nouvelle crise de la représentation. Le « ils ne nous représentent pas » des Indignés du 15M (du 15 mai 2011) a déclenché la crise d’un régime né en 1978 (1).
L’inaptitude de la gauche au pouvoir de faire face aux revendications des plus démunis, laisse un terrain ouvert aux options ouvertement de l’ultra-droite pour tenter de capitaliser sur le malaise et le désenchantement des Espagnols. Lors des élections catalanes de dimanche dernier, l’entrée de l’extrême-droite au sein du parlement catalan et le bon résultat de Vox, avec 7,7 % des voix et 11 députés, permet de constater avec inquiétude les votes obtenus par les héritiers de Franco. Dans les principales villes et quartiers populaires Vox a doublé ou triplé les votes de la CUP (la Candidature d’unité populaire, un parti d’extrême-gauche catalaniste), jusqu’ici la troisième force politique catalane. Et il ne faut pas oublier que 20 % des votes ont été apportés par des jeunes de 18 à 35 ans. Vox ne parle plus seulement d’hispanisme. Ce parti affine son message démagogique anti-establishment, dénonce la caste politique et exige un programme populiste de « sauvetage » des classes moyennes ruinées, qu’il oppose ouvertement à l’immigration.
La puissance de la riposte à l’emprisonnement de Pablo Hásel montre qu’il existe des forces sociales prêtes à remettre en question le système libéral, qu’il y a des centaines de milliers de jeunes et de travailleurs qui ne veulent plus de ce régime, de ces partis et de ce capitalisme aujourd’hui en crise.
La croissance de l’extrême droite met en danger des classes populaires victimes depuis des années de la gestion des partis de droite, mais aussi du « gouvernement le plus progressiste de l’histoire », comme l’aime le dire Pedro Sánchez et Pablo Iglesias, les leaders de la gauche. L’incapacité de la classe politique à faire face aux problèmes d’une grande majorité des Espagnols a pour conséquence le développement de Vox, qui est un enfant légitime du Régime de 1978. Un régime mis en place par les partis politiques de droite et de gauche, dans un spectre politique allant de la Phalange fasciste espagnole au Parti communiste espagnol en passant par le centre et les socialistes.
Comment faire face à l’extrême droite en faisant alliance avec ceux qui emprisonnent les rappeurs, condamnent des milliers de migrants à la noyade, condamnent à un avenir de précarité et de misère la jeunesse espagnole ? Pendant ce temps, les partis de gauche au pouvoir continuent à sauver les grandes entreprises de l’IBEX35 (le CAC 40 espagnol) au prix des dettes et des ajustements futurs. Ni la gauche néo-réformiste au pouvoir, ni aucune autre gauche qui veut jouer le rôle de partenaire des partis au gouvernement, ne sont une alternative, ni pour arrêter l’extrême droite, ni pour arrêter la répression, et encore moins pour résoudre les grands problèmes sociaux.
La gravité de la crise sociale et économique provoque une mobilisation de la jeunesse et les secteurs populaires, afin de lutter pour que soit mis en place une politique contre le chômage, pour les sans-logement, contre les lois discriminatoires dont sont victimes les étrangers, contre la misère croissante, pour l’amnistie de tous les activistes et tous les prisonniers politiques.
Daniel Pinós
1. La Constitution, qui fut approuvée par référendum en 1978 porte la marque de l’héritage du franquisme. Elle est, pour cette raison, une camisole de force qui bride les droits et les libertés, parmi lesquelles on trouve le droit des peuples à l’autodétermination.
Le Régime de 78 bénéficie du soutien clé du Parti populaire, héritier du franquisme, et du PSOE. Ce régime comprend toutes les structures de l’État, à commencer par la Monarchie, puis par l’Audiencia Nacional ou le Tribunal Constitutionnel qui sont les fidèles continuateurs du TOP (Tribunal d’Ordre Public) fasciste qui n’a pas été épuré pendant la Transition mise en place par l’ensemble des partis. Se sont ajoutées à ces structures une infinité de lois répressives qui sont appliquées avec acharnement contre ceux et celles qui luttent pour défendre leurs droits et les libertés fondamentales.