"Café Combat". Un livre sur Laureano Cerrada

lundi 15 avril 2024, par Pascual

C’est un livre sur Laureano Cerrada qui fut à la fois anarchiste, faussaire et membre de la CNT espagnole dès les années 1930. Exilé en France en 1939, il mit son expérience pour confectionner de faux documents au service de la Résistance française durant l’occupation nazie. À la fin de la guerre civile espagnole, après la victoire de Franco, il continua de militer au sein de la CNT en exil (avant d’en être exclu), parallèlement à son activité de falsification de documents (passeports, visas...) et de fabrication de fausse monnaie. 

Café Combat ne traite pas de la guerre civile en Espagne, ni de l’histoire de la CNT en exil en France même s’il y est fait référence à travers les actions et activités de Laureano Cerrada. Ce livre ouvre le débat sur l’illégalisme, l’action clandestine, et l’activité de certains anarchistes espagnols durant leur exil en France. 

L’auteur, Miguel Sarró « Mutis », nous livre ainsi un travail d’enquête de plus de quinze ans, se basant sur des livres, journaux, rapports de police et témoignages directs, qui nous plonge dans l’histoire souterraine et obscure du mouvement libertaire espagnol exilé en France, à travers la vie d’un homme complexe et contradictoire sur lequel pèse encore aujourd’hui un grand silence. 


Café Combat : en guise de prologue pour un livre qui n’en a pas besoin

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La vie mouvementée de Laureano Cerrada aurait sans doute pu inspirer un fascinant film noir sur un fond politique agitée. Rien de tel que les jeux d’ombres et de clairs-obscurs de ce genre cinématographique pour rendre compte de la personnalité et de l’histoire de cet homme qui fut, selon les mots de l’auteur de ce livre, inconfortable, complexe, contradictoire... et qui évolua toujours en marge de la légalité.

C’est peut-être pour cela que, chaque fois que je lis Café Combat, le film Le troisième homme fait irruption dans mon esprit, et que je suis assailli, sans pouvoir m’en empêcher, par le mystérieux sourire de Harry Lime (Orson Welles) éclairé un instant par la lumière d’une fenêtre dans l’obscurité la plus impénétrable.

Peut-être l’intensité de cette association cinématographique est-elle due à la similitude entre la recherche minutieuse d’informations menée par l’ami d’Harry Lime, afin de faire la lumière sur sa pseudo-mort supposée et mystérieuse, et l’inlassable et louable travail de recherche de plus de quinze ans auquel s’est livré Mutis pour pénétrer dans les souterrains et exhumer les traces d’un être dont la survie dépendait précisément de sa capacité à effacer systématiquement ses propres traces.

Il se peut aussi que cette association soit due au fait que je connais le travail iconographique et cinématographique de l’auteur du livre et que je l’imagine en train d’écrire des scénarios de films. Il n’est pas certain que l’on puisse rendre compte, à travers une caméra, des ombres et des clairs-obscurs qui ont jalonné toute la carrière de Cerrada.

Ou que la constellation de sympathies et d’animosités qui entourait Harry Lime se reflète dans les attitudes contradictoires de répulsion et de dénigrement que manifestent à son égard certains secteurs du mouvement libertaire, et celles de soutien et d’admiration que manifestent à son égard d’autres secteurs de ce même mouvement.

Mais là s’arrêtent les similitudes et les raisons possibles pour lesquelles, lorsque je lis le livre, je me souviens toujours du Troisième homme, car il est évident que la vie troublée de Laureano Cerrada n’a rien à voir avec ce film fascinant. Sa mort n’a pas été simulée, comme celle de Harry Lime, mais il a été abattu devant son café préféré, et bien qu’il ait fait du trafic sur le marché noir comme Lime, il ne l’a pas fait pour le profit et les dangereux antibiotiques frelatés, mais il a fabriqué et fourni de faux tickets de rationnement, des sauf-conduits et des cartes d’identité, utilisant une grande partie de l’argent qu’il collectait pour financer les activités et les luttes du mouvement libertaire.

Comme il ne pouvait en être autrement, étant donné les caractéristiques du personnage, Café Combat nous entraîne dans un récit rapide d’activités illégales, mais sans négliger les détails qui nous permettent d’approcher le personnage, la personnalité et même la vie sentimentale du protagoniste. De quoi nous laisser sur notre faim. Cela suffirait à nous faire pressentir que la lecture de ce livre captivera notre intérêt, mais ce n’est pas tout. Comme je l’ai dit au début, l’intrigue de ce film noir se déroule sur une toile de fond politique mouvementée. Et ce n’est pas le moindre mérite du livre que de mettre en lumière les rouages de la CNT en exil (Mutis dixit) à travers la carrière de Cerrada.

Une lumière qui, à ma connaissance, éclaire avec certitude ces intériorités et montre, là aussi, les ombres et les clairs-obscurs du mouvement libertaire. Du côté lumineux, les idéaux, l’éthique, la solidarité, la rébellion contre la domination, le dévouement passionné d’hommes et de femmes à la lutte pour la liberté, et du côté obscur, le personnalisme, la soif de pouvoir, les structures bureaucratiques et le dogmatisme.

Laureano Cerrada, première en partant de la gauche, au congrès de la CNT qui a donné le pouvoir à Federica Montseny et à son mari, Germinal Esgleas, qui porte un chapeau.

Cerrada n’était certes pas un saint et méritait bien certaines critiques, mais le fait qu’ait été exclu de la CNT en 1950 quelqu’un qui, après avoir participé à l’assaut de la caserne d’Atarazanas en 1936, avait été secrétaire de la CNT régionale du Nord en exil dès 1942, c’est-à-dire en pleine occupation allemande, avait financé le premier congrès de la CNT en France en 1945 et organisé le premier attentat contre Franco en 1948, n’en dit pas long sur le caractère libertaire des dirigeants de cette CNT, d’autant plus que la raison de l’expulsion était les activités illégales menées par Cerrada, activités qui généraient d’énormes sommes d’argent que l’organisation avait acceptées jusqu’alors sans le moindre scrupule.

Je tiens à préciser que je ne connaissais pas Laureano Cerrada et que nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais sans doute parce que nous avons vécu dans le même environnement politique, l’exil libertaire espagnol à Paris et la lutte contre la dictature franquiste, j’ai senti, et je sens encore, qu’il ne m’était pas inconnu, et qu’il m’était même assez proche. Ce sentiment de proximité s’explique peut-être par les relations étroites que j’ai entretenues dans les années soixante et soixante-dix avec ceux qui sont devenus ses héritiers à partir de 1974, à savoir le compagnon Silvio Mateucci et ce mystérieux deuxième ami dont le nom reste incognito par sa propre et respectable décision.

Enfin, le fait que le titre du livre fasse référence à un célèbre café qui, selon l’auteur, n’a jamais existé, m’enchante pour tout ce que le choix du titre révèle comme capacité à cette fine ironie qui caractérise Miguel Sarró Mutis.

Tomás Ibáñez

Prologue de Café Combat écrit pour l’édition en castillan du livre publiée par Acracia ediciones.


Miguel Sarró Mutis, Café Combat, éditions du Monde libertaire, 2024, 244 pages, 10 euros