"Le poids des étoiles. La vie de l’anarchiste Octavio Alberola"

mardi 16 avril 2024, par Pascual

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Le poids des étoiles. La vie de l’anarchiste Octavio Alberola La version française du livre vient de paraître, elle est publiée par les Cahiers Spartacus et Syllepse)

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Octavio Alberola au Mexique en 1958

Le synopsis du livre
Octavio Alberola a passé quatre-vingts ans à penser, vivre et reformuler sa vie dans une perspective anarchiste, n’hésitant pas à remettre en question chacune de ses actions au point d’affecter dramatiquement son existence.
Il appartient à une génération de combattants qui ont vécu directement et en tant que protagonistes les événements du XXe siècle : la guerre, la dictature, l’exil, la précarité de la clandestinité, les luttes internes à l’anarchisme d’après-guerre et les grandes luttes sociales dans le monde. Son activité l’a amené à rencontrer des gens comme García Oliver, Che Guevara, Cipriano Mera, Federica Montseny, Félix Guattari, Daniel Cohn-Bendit, Régis Debray et Giangiacomo Feltrinelli.
Agustín Comotto capture l’essence des pensées, des valeurs, des contradictions, des peurs et des espoirs d’Octavio Alberola. Ensemble, ils retracent l’expérience anarchiste du XXe siècle pour se concentrer sur les expériences essentielles dont Octavio a été témoin et sur lesquelles il a agi, depuis les tensions et la scission au sein de la CNT jusqu’à sa participation à plusieurs tentatives d’assassinat de Franco.
Alberola réfléchit non seulement à l’expérience sociale vécue, mais aussi à la répression des dissidents, à la viabilité de la révolution et à la légitimité de la violence. Au-delà de la politique, son infinie curiosité l’a conduit à s’intéresser à la physique et à l’art, disciplines qui l’ont aidé à reformuler des concepts tels que la famille, l’autoritarisme et le sens de la vie sous le privilège d’être une partie consciente de l’univers.

Agustín Comotto, l’auteur de ce livre, nous rapproche d’Octavio Alberola
Il est né au bas du globe, en Argentine, mais, pour une raison inconnue, il a passé la moitié de sa vie à monter et descendre d’un bout à l’autre de la planète. Il aime le nord, le nord des Vikings et les aurores boréales. Il écrit pour dessiner et dessine pour les États-Unis, la France, le Mexique, l’Argentine et l’Espagne.
Auteur ou illustrateur de plusieurs livres, il a remporté le prix A la Orilla del Viento (Au bord du vent) du Fondo de Cultura Económica (Mexique) avec le livre Siete millones de escarabajos (Sept millions de coléoptères) - une œuvre mentionnée dans la liste White Raven de 2002 de la Bibliothèque de Munich (Allemagne) -, et la Mention meilleur album illustré d’ALIJA (IBBY-Argentine 2006) avec El Comelibros (Le mangeur de livres).
En 2017, il publia aux éditions Vertige graphique Matricule 155 (Simón Radowitsky). Une bande dessinée sur le Matricule 155 qui a collé à la peau de l’anarchiste Simón Radowitzky pendant toute sa vie. Des pogroms perpétrés par les cosaques dans la Russie impériale de la fin du XIXe, jusqu’au massacre des manifestants du 1er mai dans l’Argentine de 1909, et pendant plus de vingt ans d’enfermement au fin fond des glaces d’Ushuaia, Simón s’est battu. Jusqu’où un homme peut-il résister pour un idéal ? Cet idéal peut-il le rendre invincible ? Simón Radowitzky a été l’une de ces rares anomalies qui transcendent le mythe pour redevenir, après la misère, l’horreur et l’ignominie, ce qu’il voulait être : un homme simple et commun qui a lutté pour la justice.

Le site aragonais Cazabaret s’entretient avec Agustín Comotto :

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Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ce livre... Pourquoi as-tu choisi ou qu’est-ce qui t’a rapproché d’Octavio Alberola, qu’est-ce qui a attiré ton attention sur lui, sur sa façon de comprendre, de vivre et de coexister avec l’anarchisme ?

Plusieurs raisons. D’une part, mes propres convictions sur ce qu’est l’anarchisme, auxquelles je souscris, et la nécessité de faire connaître la figure d’Octavio Alberola au lecteur non-anarchiste. D’autre part, Octavio Alberola lui-même : de mon point de vue, en plus d’être un témoin des moments les plus importants de l’après-guerre du XXe siècle, c’est l’un des esprits les plus lucides d’un point de vue transversal que j’ai rencontré ; il a toujours une opinion intéressante sur des sujets très divers ; il a toujours une réponse calme, méditée et, probablement, dérangeante à la question.

Comment as-tu rencontré Octavio Alberola ; en tant que penseur et activiste « pérenne », qu’est-ce qui t’a attiré mon ami Agustín, Octavio combine très bien ce qu’il est en tant que personne avec ce qu’il est en tant que penseur, n’est-ce pas ?

Je l’ai rencontré en tant que personnage de mon dernier roman graphique sur la vie de Simon Radowitzky. Je terminais le livre lorsque, par hasard, la figure d’Octavio, qui a rencontré Radowitzky au Mexique en 1956, est apparue. Cette découverte m’a permis d’apprendre qu’il était vivant, à Perpignan. J’ai pris contact avec lui et ce qui était une interview avec lui à Perpignan s’est transformé en une amitié qui dure jusqu’à aujourd’hui. Je lui parle souvent et je constate qu’il est encore très actif intellectuellement à l’âge de 92 ans.

Le poids des étoiles est un titre, si je puis dire, « beau », « magnifique », « percutant »... Un de ceux qui retiennent l’attention quand on vous en parle... Et quand on voit la couverture, on est vraiment convaincu... Il fait mouche, que peux-tu nous dire ; était-ce prémédité ?

Octavio Alberola et les compagnons de la CGT de l’île de Minorque où il est né

Le poids des étoiles... Nous avons beaucoup réfléchi au titre du livre parce que l’idée était une phrase qui fasse réfléchir le lecteur sur quelque chose qu’il n’a jamais fait auparavant. Combien pèse une étoile ? En même temps, c’est une métaphore du sens du livre, c’est-à-dire l’utopie. Qu’est-ce que l’utopie ? Comment la définir ? C’est la signification du titre du livre. Gardez à l’esprit que la première chose à faire est de reconnaître qu’il n’y a pas de réponses définitives, mais seulement des approximations. C’est ce qui définit Octavio.

Et la couverture, c’est tout simplement ce que l’on voit. Les deux interlocuteurs du livre regardent ce qui n’est pas compris et tenté : l’univers dans toute son expression. L’univers en tant que chose tangible (même si nous ne le touchons pas) et en tant qu’expression de l’être humain.

Que trouve le lecteur dans Le poids des étoiles, que devons-nous devons comprendre pour aller de l’avant à propos de cette dignité qui, comme l’explique et l’applique Octavio Alberola, apporte les valeurs de la libre-pensée et de la liberté ?

Le lecteur y trouvera le récit d’une vie passionnante à travers plus de 70 ans de militantisme actif. Il s’agit également d’une tentative d’expliquer (autant que possible) toutes les couches qui composent un être humain. Nous n’avions pas l’intention de raconter uniquement la vie militante. Nous voulions simplement raconter le point de vue d’Octavio sur différents sujets tels que le temps, la famille ou le militantisme dans les groupes d’action directe. Il est rare de trouver une personne qui assume ses contradictions, y réfléchit et réalise à la première personne et vers les autres son idéal avec toutes ses conséquences. Octavio est de ceux-là.

Ce livre ne va pas sans une recherche intense, car il faut s’approcher d’Octavio et qui dit recherche dit documentation préalable, étude, réflexion, analyse... Comment as-tu réussi à le faire, comment s’est déroulé ce parcours qui, nous le supposons, est toujours un travail difficile, mais qui a porté ses fruits ?

Ce fut un travail passionnant et épuisant. La difficulté ne réside pas dans la recherche, qui me passionne. La difficulté est de ne pas noyer le lecteur sous des données et une érudition inutiles. Il n’est pas facile de raconter l’histoire du militantisme, avec toutes ses particularités, à un lecteur a priori non-militant et de ne pas l’ennuyer. J’ai passé de nombreuses heures à rechercher les indices que la mémoire prodigieuse d’Octavio racontait. Le sens de l’humour était fondamental.

Dans cette enquête, as-tu rencontré des obstacles parce que tu asz touché à des « choses » que quelques personnes pensent qu’il est préférable que le commun des mortels ne connaisse pas, et d’ailleurs, essayer d’enquêter et d’analyser la vie de personnes qui vivent et pensent librement est généralement « ennuyeux » ?

Je ne pense pas que ce soit le bon mot. L’une des prémisses du livre était que je participe activement, c’est-à-dire que je donne mon avis sans envahir le centre du livre, qui est Octavio. Il n’a jamais refusé de parler de questions épineuses qui, pourrait-on dire, sont à l’origine de ses contradictions, comme par exemple le fait de pratiquer la non-violence et d’assumer la violence en tant que méthodologie. D’autre part, Octavio n’a jamais voulu donner des opinions qu’il appelle « folkloriques », c’est-à-dire les misères du militantisme à la première personne. Je pense qu’il a été très audacieux lorsqu’il s’est agi de parler de compagnons avec lesquels il n’avait pas ou peu de rapports et avec lesquels il a milité, comme Esgleas ou Montseny. Mais si le lecteur attend de lui, en tant qu’historien du mouvement, qu’il révèle qui a tué Durruti ou quoi que ce soit de ce genre, il ne trouvera rien, car Octavio ne s’intéresse pas à ce genre de choses.

Manifestation à Paris en 1963 après l’assassinat de Delgado, Granados, Barranco et Grimau par la dictature franquiste

Nous disons « était » et « est » parce qu’Octavio est une de ces personnes qui évoluent avec le temps, les jours, les minutes ?

Tel qu’il était et tel qu’il est... Octavio Alberola était et est une personne qui présente deux des aspects les plus difficiles à trouver chez un être humain. D’une part, la flexibilité. Il sait écouter ce qu’il entend et peut modifier ses pensées en fonction de ce qu’il entend. D’autre part, c’est un homme en construction permanente. Il ne s’arrête jamais et ne se repose jamais. Il possède un formidable cerveau forgé par l’auto-apprentissage. Il est, en lui-même, une œuvre absolue de pédagogie anarchiste. « Ne leur donnez pas de poissons, apprenez-leur à pêcher » aurait dit Jésus. Octavio a appris dès l’enfance à apprendre, à s’auto-apprendre, en basant tout apprentissage sur le moteur de la curiosité. Et il continue d’apprendre.

Même si dans ce cas c’est un chemin douloureux, parce que les gens qui vivent dans « l’idée de la libre-pensée » l’ont subi... Ils ont subi, comment dire, le privilège d’être et de pratiquer la liberté... Tout ce qui entoure la liberté parce que la liberté a été clôturée... La situation globale des êtres humains vivant ensemble est devenue décevante à cause de la situation ou des situations, dites-nous... Comment Octavio l’a-t-il vécue d’après ton observation ? Tant de déceptions peuvent-elles être recyclées ?

Agustín Comotto

Octavio est un optimiste né. Il croit toujours qu’à la base, les êtres humains s’améliorent. Dans le livre, il rencontre quelqu’un qui n’est pas aussi clair que lui à ce sujet, et je dirai que son optimisme est parfois contagieux. L’histoire du XXe siècle, à laquelle il a participé intensément, est l’histoire d’une défaite parce que tout ce qui a été avancé en termes humains, le néolibéralisme l’a repris et l’a fait progresser dans ses intentions prédatrices. Mais ce qui a été réalisé est là et n’est pas perdu. Ce point de vue explique les réactions en chaîne que nous voyons ou vivons face à l’injustice ou à l’arbitraire. Octavio considère les déceptions comme des leçons à tirer, des espaces pour tirer des conclusions. L’une des plus grandes déceptions (et aussi une expérience d’apprentissage) a été l’éternelle fragmentation des forces de gauche partageant les mêmes idées. Pour lui, le processus d’apprentissage a été douloureux et il a toujours essayé d’apporter une vision polyphonique : nous sommes différents et c’est notre valeur. Sachant cela et le respectant, nous avançons ensemble.

Il y a beaucoup d’injustice et en ces temps de déshumanisation, tout augmente de manière presque honteuse, presque insultante... Et Octavio ne restera sûrement pas indifférent, n’est-ce pas ?

Bien sûr. Il se bat pour la mémoire historique, il voit la crise du COVID 19 comme une opportunité, il écrit et diffuse, autant qu’il le peut, car il est très âgé, dans les médias anarchistes, des opinions sur l’actualité.

Peux-tu nous parler de la manière dont tu te documentes, ce que tu as recherché... Quelle est ta méthodologie de travail... Comment travailles-tu ? Qu’est-ce que cela a représenté de s’approcher d’Octavio ?

Dans le cas de ce livre, parce que je travaille avec les livres d’une manière différente, le défi était d’ « entrer » dans l’univers d’Octavio. Je ne voulais pas d’une personne chargée de répondre aux questions de manière « officielle ». Je ne voulais pas non plus préparer les questions de manière rigide. Mon souhait était que lui et moi oubliions l’entretien, que nous parlions de manière fluide. Bien sûr, il y avait une architecture sous-jacente à chaque session. Parce qu’il y a plus de 12 heures de conversation enregistrée dans différentes sessions. En tirer des conclusions, les mélanger à la recherche historique et y insérer vos opinions ont été laborieux et je n’oublie pas l’énorme travail de l’équipe éditoriale qui a critiqué et apporté des idées là où je n’ai pas pu le faire, car l’un des risques d’un livre comme celui-ci est de se perdre au milieu de l’ouvrage.
Mon pari était que, lorsque le lecteur aurait le livre en main, tous ces paramètres passeraient inaperçus. Littéralement, qu’il lirait une sorte de roman, ce qui, je pense, est la chose la plus attrayante à lire.

Comment tu définirai, brièvement, la vie d’Octavio Alberola ?

Octavio Alberola

La vie d’Octavio est complexe et riche en épisodes. Ces épisodes l’ont amené à rencontrer des personnes presque mythiques dans l’imaginaire du lecteur, comme Che Guevara ou García Oliver. Il y a aussi des personnalités de l’univers français, comme Guatari et Debray. Octavio a traversé une grande partie de l’art intellectuel et engagé du vingtième siècle.
La vie d’Octavio, je dirais, est une conjonction parfaite (parce que spontanée) de l’apollinien et de la pratique de l’idéal. Octavio était et reste un ouvrier-athlète de l’utopie. J’ai rarement vu une personne aussi élégante dans ses mots, élaborant et rendant faciles à comprendre des concepts aussi complexes que la justice, la solidarité, la vie et la mort. C’est là que réside son essence. Il sait raconter et faire de vous un auditeur passionné de sa vie et de son parcours.

Traduction : Daniel Pinós

Agustín Comotto, Le poids des étoiles. Vie de l’anarchiste Octavio Alberola, Cahiers Spartacus et Syllepse, 2024, 364 pages, 20 euros