Derniers fragments épars pour une anarchie sans dogme

jeudi 17 novembre 2022, par Pascual

Je vais parler de ces Derniers Fragments épars, qui viennent tout juste de paraître, mais je ne vais pas le faire directement. Et la raison est bien simple. Tout comme mes précédents Fragments épars, ce livre est fragmenté en une série de thèmes des plus divers : l’État, le pouvoir, la liberté, l’universel, les politiques préfiguratives, la Covid, le néototalitarisme, le nationalisme, etc., bref, un véritable kaléidoscope…
Alors voilà, au lieu de reprendre ce que j’ai écrit sur ces divers sujets il m’a semblé préférable d’essayer d’en dégager une sorte de fil conducteur, ce qui les unit, ce dont ils ne sont, précisément, que des fragments. Je vais donc esquisser l’orientation générale, le cadre général, à partir duquel tous ces divers thèmes sont abordés et sont pensés.
Le problème, et il n’est pas mineur, c’est que ce cadre général renvoie à quelque chose qui, tout simplement, n’existe pas. Cette chose qui n’existe pas et dont je voudrais quand même parler c’est l’anarchisme postfondationnel.
Pour ne pas tomber dans un poncif qui est à la mode, je ne vais pas dire qu’il s’agit d’un signifiant vide, mais il est vrai que vous ne le trouverez nulle part. Il n’y a pas un courant anarchiste qui se définisse comme tel, il n’y a pas, à ma connaissance, un seul texte anarchiste qui recueille cette expression… Pas un seul. C’est un peu comme si les mots « anarchisme », d’une part, et « postfondationnel », de l’autre, ne s’étaient jamais rencontrés, n’avaient jamais coïncidé dans une même phrase…
Et cela est doublement surprenant. C’est surprenant, tout d’abord quand l’on pense à la grande importance qu’a acquise le « postfondationnel » dans l’aile gauche, surtout postmarxiste, de la pensée politique contemporaine.
Et puis, c’est surprenant, en deuxième lieu, car cet anarchisme postfondationnel, qui n’existe pas, se retrouve néanmoins, selon moi bien sûr, dans une bonne partie de l’anarchisme contemporain, surtout tel qu’il est pratiqué par les secteurs les plus jeunes du mouvement.
Bien, pour faire bref, ce que j’appelle l’anarchisme postfondationnel se rapporte à un anarchisme qui s’est débarrassé, qui a jeté par-dessus bord, les fondations fournies par la métaphysique propre à l’époque dans laquelle l’anarchisme politique s’est forgé, c’est-à-dire, la modernité. Il s’agit aussi d’un anarchisme qui met en question le grand principe de la métaphysique consistant à établir un fondement incontestable et ferme sur lequel asseoir solidement et de façon pérenne tout édifice théorique, mais je n’aborderai pas ici cette deuxième question.
Cela dit, l’anarchisme postfondationnel ne se définit pas du tout par opposition à ce qu’il est convenu d’appeler l’anarchisme classique, car celui-ci a toujours été tellement divers, tellement polymorphe qu’il est bien plus approprié, comme nous le savons, de parler des anarchismes plutôt que de l’anarchisme, et que l’on peut trouver dans ces anarchismes qui forment l’anarchisme classique, aussi bien des présupposés de type fondationnel, que des positionnements critiques envers ces présupposés. Par exemple, on pourrait considérer que l’anarchisme d’un Max Stirner était largement postfondationnel avant la lettre…
Alors, à quoi s’oppose donc l’anarchisme postfondationnel ? Eh bien, tout simplement, aux sédiments fondationnels qui demeurent encore incrustés dans une partie de l’anarchisme contemporain.
En fait, il n’y a rien de surprenant à ce qu’une bonne partie de l’anarchisme politique porte l’empreinte de l’époque dans laquelle il s’est constitué. Comme l’anarchisme est, bien entendu, il ne saurait en être autrement, une entité de nature tout à fait socio-historique, on comprend aisément que les luttes développées tout au long de la deuxième révolution industrielle, disons de 1860 en devant, lui aient imprimé certaines de ses caractéristiques. Mais, de la même manière, la métaphysique, ou pour employer un terme moins rébarbatif, bien qu’il soit aussi moins adéquat, l’esprit du temps, le Zeitgeist, qui imprégnait cette époque ne pouvait, lui aussi, que le marquer plus ou moins profondément.
Il est donc assez raisonnable de considérer que les anarchismes qui composent l’anarchisme classique abritent certains des principes de la modernité.
Bien entendu, il serait tout à fait hors de propos de vouloir reprocher aux militants de l’anarchisme classique de ne pas avoir vu ce qui ne pouvait pas être vu puisque cela faisait partie de leur grille de lecture, à savoir, le fait que leur pensée reproduisait par moments certains des principes de la modernité.
Cependant, cette absence de reproche n’exempte pas l’anarchisme classique de toute critique. Une critique qui, soit dit en passant, n’est pas tenue, pas du tout, de recourir à la disqualification, et peut s’exercer avec le plus grand des respect, mêlé, éventuellement, c’est mon cas par exemple, d’une forte admiration envers les anarchistes des xixe et xxe siècles.
En effet, en tant que machine de guerre contre la domination qui prévalait à l’époque où il s’est constitué, l’anarchisme politique était un dispositif de lutte assez bien adapté à son temps, bien qu’il fût inévitablement marqué par ce à quoi il s’opposait. C’est, précisément, parce qu’il n’était pas extérieur, qu’il n’était pas étranger, qu’il n’était pas radicalement « autre » que ce à quoi il était confronté, qu’il était en mesure de l’affronter. Cet anarchisme constituait en ce moment une clé bien utile pour ouvrir des portes d’émancipation, mais… comme nous le savons, toutes les clés deviennent inutiles lorsque les serrures sont changées.

Tomás Ibáñez

Le fait que les déterminations époquales d’une partie de l’anarchisme classique affleurent plus nettement dans les premières décennies de notre xxie siècle indique probablement qu’il nous parle d’un lieu et d’un temps qui ne sont plus tout à fait les nôtres, et que, si l’on tient à lui, il est donc indispensable de l’actualiser en le délestant de ses ancrages et de ses pesanteurs modernes, et en nous écartant de tout fidéisme qui ne servirait qu’à le transformer en objet de musée. Le fidéisme et le purisme de ceux que j’appelais jadis les gardiens du temple sont, paradoxalement, les plus efficaces fossoyeurs d’un anarchisme qui, pour demeurer tel, ne peut que se rénover constamment sans craindre de perdre sa pureté en se métissant.
L’aggiornamento, la mise à jour de l’anarchisme est d’autant plus nécessaire que ses pesanteurs modernes l’entravent notablement.
Elles l’entravent, en premier lieu, parce que l’anarchisme n’est pas seulement la lutte contre la domination sous toutes ses formes, il est de plus ‒ et ceci est très important car cela le singularise face à d’autres orientations politiques –, il est de plus l’exigence, l’exigence éthique de ne pas reproduire, de ne pas engendrer, dans le processus même de sa lutte, la chose contre laquelle il se bat, c’est-à-dire, la domination…
Et, deuxièmement, elles l’entravent aussi parce que l’anarchisme n’est pas seulement négation, opposition et antagonisme, mais il est aussi l’exigence de construire des alternatives concrètes qui obéissent à d’autres principes qu’à ceux de la domination.
Or, ces deux exigences sont impossibles à satisfaire si l’on participe, peu ou prou, d’une métaphysique, celle de la modernité, qui, quels que soient ses contenus émancipateurs, présente aussi des aspects chargés d’un certain, disons, d’un certain potentiel de domination.
Pour détecter les traces que lui a laissées la métaphysique de la modernité, il est nécessaire de déconstruire l’anarchisme classique. Un processus de déconstruction qui, en tant qu’il constitue l’un des instruments de la pensée critique n’a rien à voir ici avec l’engouement déconstructiviste des adeptes du néolibéralisme, ou des dilettantes des modes médiatiques.
Il s’agit ici d’un processus qui est mené à bien par un certain nombre de penseurs et militants anarchistes, principalement anglophones, tels que Todd May, Saul Newman, ou Jason Adams, qui empruntent leurs concepts aux orientations poststructuralistes. À noter, par exemple, que Saul Newman était anarchiste avant de découvrir le poststructuralisme et de collaborer à construire le postanarchisme.
Parallèlement à cette déconstruction explicite, un certain nombre d’anarchistes, plutôt jeunes, développent des pratiques qui mettent à nu, sans le prétendre, sans qu’ils ne se le proposent, certaines inerties époquales de l’anarchisme.
Mais, déconstruire l’anarchisme classique ne signifie pas du tout partir à la recherche d’un anarchisme authentique, ou plus authentique, qui remplacerait un anarchisme déclaré défectueux, il s’agit seulement de détecter ce qui, dans l’anarchisme qualifié de « classique », a cessé d’être pertinent dans le contexte actuel et à l’époque qui est la nôtre.
Et cela marque l’une des différences entre l’anarchisme postfondationnel et le postanarchisme, qui sont en fait assez proches car ils boivent tous deux à la même source qui est celle du poststructuralisme.
Cependant les postanarchistes ont commis une erreur qui a fortement compromis le succès de leurs objectifs : il s’agit, notamment, d’une erreur dans le choix des termes, car l’expression « postanarchisme » ne connote pas du tout l’idée de rénover l’anarchisme qualifié de « classique », mais, plutôt, celle de le substituer par autre chose, une autre chose qui lui succéderait, et qui, donc, le remplacerait.
Cette dénomination masque complètement la continuité de l’anarchisme à travers ses inévitables, et nécessaires, modifications. En revanche, c’est cette continuité qui se trouve préservée par l’anarchisme postfondationnel qui se limite à proposer une rénovation, pas la substitution de l’anarchisme. Cette erreur discursive a obligé le postanarchisme à se mettre sur la défensive face aux critiques qu’il a reçues, parfois à juste titre, et à s’embourber dans toute une argumentation pour se défendre de vouloir supplanter l’anarchisme et d’en tracer une caricature due à la méconnaissance.
Les aspects de la modernité qui ont une certaine présence dans une bonne partie de l’anarchisme hérité, et qui sont problématiques, sont assez nombreux. Je n’en mentionnerai ici qu’un seul, il s’agit de la perspective totalisante que l’anarchisme classique a importée de la modernité, et qui le conduit à formuler des propositions d’organisation pour l’ensemble de la société, qu’il s’agisse de fédéralisme, de communisme libertaire, de collectivisme, etc.
Cette perspective totalisante nourrit l’idée d’une révolution qui toucherait, nécessairement, l’ensemble de la société, et même, pourquoi pas, l’ensemble des sociétés sur le plan mondial…
En revanche, s’abstenant de préconiser des modèles d’organisation ayant une portée générale, et s’éloignant de l’imaginaire révolutionnaire classique, l’anarchisme postfondationnel renonce à se vouloir stratégique, occupé à des approches globales, et devient foncièrement tactique. Conscient du caractère partiel et limité de ses luttes, tout comme du caractère singulier et nécessairement multiforme des réalisations libertaires, qui ne peuvent être, luttes et réalisations, que locales et éminemment plurielles si elles ne veulent pas cesser d’être libertaires.
Ainsi, par exemple, le magnifique, le grand accord pris dans les années trente par l’anarchosyndicalisme espagnol, pour instaurer le communisme libertaire, un accord qui demeure tout à fait mythique dans nos esprits, serait bien peu conforme aujourd’hui à l’éthos d’un anarchisme postfondationnel, mais non pas parce que le communisme libertaire serait désuet, ou se trouverait invalidé, sinon parce que ce qui n’est pas de mise, ce qui n’a plus cours, c’est l’idée d’une théorie qui nous dirait que faire pour réaliser une société préconçue.
La nécessité de renouveler l’anarchisme saute immédiatement aux yeux dès que l’on se penche sur la question du pouvoir. La conception du pouvoir qu’avait l’anarchisme classique ne pouvait pas se mettre au diapason d’une nouvelle conception du pouvoir, bien plus riche que la sienne, et qui en renouvelait profondément la compréhension, puisque celle-ci n’est apparue, comme nous le savons bien, que dans le dernier tiers du xxe siècle, alors que l’anarchisme avait déjà parcouru un long trajet depuis le xixe siècle.
Bien sûr, cette nouvelle conception ne dispense pas, du tout, de l’exigence de lutter contre le pouvoir, mais elle oblige l’anarchisme à repenser sa propre conception. Par exemple, contrairement à ce qu’il présupposait, le jeu des relations entre le pouvoir et la liberté ne se réduit pas à une relation d’exclusion réciproque dans laquelle le pouvoir contraindrait la liberté, tandis que la liberté serait l’antithèse du pouvoir.
En fait, ce jeu est bien plus complexe, et il mobilise le concept, assez paradoxal, d’un antagonisme symbiotique. Un antagonisme symbiotique, selon lequel le pouvoir et la liberté sont à la fois antagoniques, bien entendu, mais mutuellement dépendants.
S’il y a du pouvoir, c’est parce qu’il y a de la liberté, car s’il n’y a pas une pluralité d’options possibles il n’y a pas lieu non plus pour un exercice de pouvoir.
Et, réciproquement, s’il y a de la liberté, c’est précisément parce qu’il y a du pouvoir, car celle-ci, loin d’être une pure abstraction se forme en situation concrète contre ce qui s’oppose à elle ; c’est dans la résistance au pouvoir que la liberté se constitue et se déploie.
Penser de manière nouvelle la problématique générale du pouvoir revient à situer la résistance en plein cœur de cette problématique, et s’il est vrai, comme l’explique Foucault ‒ parenthèse : si ceux et celles qui me connaissent ont parié que je finirai par prononcer ce nom, eh bien, c’est gagné !!! –, je reprends, s’il est vrai que, comme le soutient Foucault, là où il y a du pouvoir, il y a aussi et toujours de la résistance, cela signifie, cela implique, que le lien entre le pouvoir et la résistance est intrinsèque, ces deux entités sont inextricablement unies.
Cette conjonction, nécessaire, entre résistance et pouvoir inscrit le pouvoir dans les pratiques mêmes de la résistance, et cela n’est pas sans conséquences pour l’anarchisme puisque celui-ci se forge, précisément, au sein des pratiques de résistance, dans sa lutte contre la domination.
Dès lors, il se pourrait que la meilleure manière de contrecarrer les effets de pouvoir qui pourraient s’inscrire dans l’anarchisme, en tant que celui-ci est issu de la résistance, serait de développer une éthique de la révolte permanente qui instruise un art de ne pas être gouverné. Il y a ici, bien entendu, des échos de Catherine Malabou, et de son livre Au voleur ! Anarchisme et philosophie, mais pas seulement d’elle, car Reiner Schürmann, et son déjà ancien livre Le principe d’anarchie, est pour moi une référence fondamentale.
C’est en essayant d’articuler des pratiques pour devenir ingouvernables, aussi bien individuellement que collectivement, plutôt qu’en œuvrant à la promotion d’une révolution introuvable, que les anarchistes que nous sommes pouvons tenter de transformer le monde dans le sens le plus anarchiste possible, c’est-à-dire sans reproduire la domination que nous combattons.
Il est frappant de constater que les deux moments de ces dernières décennies qui ont représenté tout à la fois une résurgence notable, et un certain renouvellement de l’anarchisme, correspondent, d’une part, à Mai 68 et à ses séquelles, et, d’autre part, à Seattle 1999 et à ses séquelles. Il s’agit dans les deux cas d’épisodes de luttes à tonalité libertaire et donc d’une praxis déployant, inventant, faisant émerger des idées à partir des pratiques. Cela illustre bien le principe anarchiste de l’union entre théorie et pratique dans une interdépendance où, si primauté il devait y avoir, ce serait celle de la pratique par rapport à la théorie. C’est le développement de pratiques à tonalité libertaire qui a insufflé de nouveaux airs à la pensée anarchiste en provoquant un certain aggiornamento de celle-ci.
Et cette primauté de la pratique montre bien que pour penser autrement, il faut vivre autrement et donc agir autrement, de la même manière que vivre autrement conduit à penser différemment.
Pour conclure à propos de l’orientation générale qui unit entre eux mes fragments épars, disons que par anarchisme postfondationnel j’entends un anarchisme contemporanéisé, actualisé, critique envers une bonne partie des présupposés de la modernité, un anarchisme qui renonce à projeter un modèle d’organisation pour l’ensemble de la société, et qui accentue encore plus son refus de faire dépendre la pratique de la théorie, un anarchisme qui ne cherche pas à proclamer des principes universels, valables partout, pour tous et en tout temps, un anarchisme qui renonce à se penser comme étant lui-même non transitoire, présent pour toujours, reposant sur une base ferme, certaine et atemporelle, et qui ne se voit pas, non plus, comme formant une unité, mais constituant plutôt une multiplicité irréductible, un ensemble de fragments épars, et qui assume pleinement que là où il y a du pouvoir il y a toujours de la résistance, celle-ci ne pouvant pas être l’autre du pouvoir car elle s’engendre et se déploie dans le même maillage où celui-ci se situe et agit, et cela vaut aussi pour cette modalité de la résistance qu’est l’anarchisme lui-même.
Mais, rassurez-vous, en parlant d’un anarchisme postfondationnel je ne prétends pas du tout ajouter un nouvel adjectif, un de plus, à un anarchisme qui ne me séduit jamais autant que lorsqu’il se dénude de tous ses adjectifs. Ce n’est pas cette dénomination qui m’importe, mais plutôt l’aide que ce concept peut fournir pour que l’anarchisme contemporain accentue son orientation postfondationnelle, aussi bien implicite qu’explicite.
Pour moi, il est important et urgent d’avancer au plus vite dans le renouvellement de l’anarchisme, et c’est ce à quoi les textes rassemblés dans mes Fragments épars prétendent contribuer un tout petit peu, et plus ou moins maladroitement, sans doute, mais telle est en tout cas leur intention.

Tomás Ibáñez

Tomás Ibáñez, Derniers fragments épars pour une anarchie sans dogmes, éditions Rue des Cascades, 2022, 317 pages, 13 euros