PRISON 77. Un film espagnol sur la COPEL (Coordination des prisonniers en lutte)
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« Lorsque vous entrez en prison, vous cessez d’exister, c’est un système visant à aliéner l’individu ».
Alberto Rodríguez
L’acteur Miguel Herrán joue le rôle de Manuel, un jeune homme issu d’un quartier pauvre, accusé d’avoir volé de l’argent à l’entreprise pour laquelle il travaille. Manuel pense que la prison n’est pas sa place et qu’il est différent des autres prisonniers. Mais sa conscience de classe et son sens de la justice le poussent à s’impliquer rapidement dans la COPEL (Coordination des prisonniers en lutte). Son compagnon de cellule, Pino (Gutiérrez), quant à lui, est un habitué de la prison, incrédule et solitaire, qui s’évade en lisant des romans de science-fiction.
Prison 77 est un film d’Alberto Rodríguez sur les luttes dans les prisons pendant la Transition « démocratique » espagnole. La Transition a été une période de l’histoire contemporaine, de 1975 à 1978, qui succéda au régime dictatorial du général Franco. Le pays fut alors gouverné avec une constitution censée restaurer la démocratie. Cette phase constitua la première étape du règne de Juan Carlos Ier soutenu unanimement par l’ensemble de la classe politique des franquistes aux communistes en passant par les socialistes.
Le film dans sa version espagnole s’intitule Modelo 77. Les faits se déroulent à la Modelo à Barcelone. Une partie des images a été tournée dans cette prison aujourd’hui désaffectée. La vraisemblance du film est en partie due à l’excellence des décors et à l’habileté des prises de vue des scènes d’action. Le décor reconstitue en studio la prison la Modelo, ses murs crasseux, ses cellules, son mitard, ses coursives, son panoptique.
Le film n’est pas seulement une histoire d’hommes qui subissent une prison qui les détruit, d’hommes qui résistent, mais une histoire collective : celle de la COPEL. Prison 77 est un thriller classique qui dépeint un processus politique collectif, il raconte très fidèlement ce qui s’est passé en 1977 dans les prisons franquistes, avec les abus et les violences systématiquement appliqués par les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire contre les rebelles, les pauvres et les marginaux, mais aussi contre ceux qui luttaient contre la dictature. Le sort des prisonniers de droit commun fut différent de celui des prisonniers « politiques ». Ces derniers furent libérés grâce à la loi d’amnistie de 1977, les pauvres et les marginaux restèrent en prison.
Amnistia total
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Après la mort du dictateur, à partir de 1976, un fort mouvement en faveur de l’amnistie a commencé à germer, au cours de l’été de cette année-là, une émeute a éclaté dans la prison de Carabanchel à Madrid pour réclamer l’amnistie. On dit que c’était la première fois que cela se produisait et cela a engendré un mouvement mimétique avec des actes similaires dans d’autres prisons.
En juillet 1977, les prisonniers de droit commun s’organisèrent dans toute l’Espagne au sein de la COPEL, parmi eux se trouvaient également des militants de la CNT, le syndicat anarcho-syndicaliste. Ils réclamèrent la Amnistia total, l’amnistie pour tous, ainsi que des droits et certaines garanties contre l’arbitraire de l’institution. Leur lutte se manifesta par une série interminable d’émeutes, au cours desquelles ils sont montés sur les toits des prisons et se sont mutilés en se tailladant les veines, en revendiquant de meilleures conditions de détention et la liberté pour tous. Ils s’organisèrent également en « communes de prisonniers », comme à la prison de Carabanchel, et créèrent leurs propres revues.
Le film s’ouvre trois mois après la mort du dictateur Franco. Des émeutes, des épisodes d’automutilation collective, des grèves de la faim... et des assemblées, tenues en connaissance des conséquences que toutes ces mobilisations auraient, ont cimenté un collectif qui a fait l’histoire. À la Modelo de Barcelone, comme dans toutes les prisons espagnoles, il y avait des homosexuels, des vagabonds, des voleurs, des escrocs, et aussi des artistes comme quatre membres d’Els Joglars, une troupe de théâtre catalane, condamnés à la prison par un conseil de guerre pour insulte à l’armée. Ils se sont unis pour demander l’amnistie totale et l’amélioration des conditions de détention, mais aussi pour exiger l’épuration des juges et des officiers de prison.
La COPEL n’a pas obtenu l’amnistie qu’elle réclamait, mais ce fut une défaite très digne qui, dans le cas de la prison Modelo, a été couronnée par l’évasion historique de 45 prisonniers. Il a fallu des années pour réincarcérer ces 45 hommes, certains d’entre eux n’ont été jugés qu’en 1995. C’est précisément dans le cadre de la Modelo qu’Alberto Rodríguez a tourné son film.
L’enthousiasme soulevé par les perspectives d’une transformation de la société espagnole pendant la Transition a rendu l’amnistie possible, y compris pour les prisonniers de droit commun. Mais cette attente a été déçue. Le changement politique et institutionnel n’a pas inclus des modifications substantielles des fonctions sociales de la prison.
« Ce n’est pas l’histoire d’une prison, c’est l’histoire d’un pays. »
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« Ce n’est pas l’histoire d’une prison, c’est l’histoire d’un pays », dit l’affiche du film. La prison fonctionne ici comme une métaphore de la Transition, qui aurait apporté la « liberté », pour tous...
« Nous étions intéressés par cette lutte pour quelque chose d’aussi noble, et utopique, que la justice : entendue comme justice sociale, cette opportunité de repartir à zéro pour un pays, mais pour tous », a expliqué Alberto Rodríguez. Une autre promesse trahie de la Transition. « C’est un pays pour les fils de propriétaires, rien ne va changer », assure Manuel le protagoniste désespéré du film, après bien des luttes et bien des trahisons de la part des jeunes et flamboyants politiciens socialistes et des autorités pénitentiaires.
Le film remet en question les différences persistantes entre les prisonniers politiques et les prisonniers de droit commun. Il importe peu de savoir pourquoi ils se sont retrouvés en prison, s’ils ont déjà été jugés ou non, si la sentence était juste ou injuste. Le système qui divise la population entre les prisonniers sociaux et les citoyens « respectables » est le même qui condamne les premiers avant même leur naissance, s’ils sont nés dans un espace de pauvreté et d’exclusion. L’important, c’est qu’ils s’organisent et se battent. Comme dans la rue, ou à l’intérieur de la prison, les « marginaux » sont les grands oubliés de la Transition.
Pour Alberto Rodríguez, « tous les prisonniers sont communs ». Le problème, c’est la prison elle-même, un instrument qui maintient les inégalités par des moyens répressifs, même si elle est présentée comme une protection essentielle de « notre mode de vie ». Il y a eu un changement politique et culturel en Espagne, mais pas de changement social. Pour préserver les intérêts des classes moyennes et de l’oligarchie traditionnelle du capitalisme espagnol, il était essentiel de maintenir intacte la fonction répressive. Les intérêts économiques et la stabilité sociale étaient les lignes rouges des pactes entre le réformisme franquiste et les élites de gauche elles-mêmes.
À la fin du régime franquiste, on comptait 14 000 prisonniers, tant sociaux que politiques ; après la mort du dictateur, bien qu’il y ait eu trois amnisties et une grâce très limitée, environ 8 000 prisonniers sociaux sont restés en prison. Nombre de ces prisonniers avait été condamné en vertu de la loi dite de dangerosité et de réhabilitation sociale. Cette loi a remplacé la loi sur les vagabonds et les mécréants en 1970. On ignore peut-être qu’elle a vu le jour en 1933, au milieu de la Seconde République, la dictature de Franco l’a rendue beaucoup plus répressive, y compris en ce qui concerne la persécution des homosexuels. Ces lois étaient un subterfuge juridique pour condamner, de manière générale, la pauvreté et l’exclusion sociale.
Comme l’affirme Michel Foucault dans Surveiller et punir : « [La prison] doit être la machine la plus puissante pour imposer une nouvelle forme à l’individu perverti ; son mode d’action est la coercition d’une éducation totale ».
Les groupes de soutien de la CNT
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À l’extérieur des prisons, la CNT organisa des groupes de soutien, les manifestations pour l’amnistie furent sévèrement réprimées. La CNT, qui venait de renaître de ses cendres, fut la seule organisation politique et syndicale à se solidariser avec la COPEL. Le vent de liberté qui soufflait sur le pays y était pour beaucoup, et les prisonniers avaient le soutien de la rue, des avocats et des intellectuels.
Cela apparaît dans le film, par l’intermédiaire de l’amie qui rend visite à Manuel, le principal protagoniste. Elle l’informe sur ce qu’il se passe à l’extérieur de la prison pour soutenir les prisonniers. Elle montre au prisonnier un exemplaire de Star, l’une des revues contestataires de l’époque, une référence contre-culturelle à l’époque, comme le fut la revue Ajo Blanco de tendance libertaire.
Ce soutien aux prisonniers était, pour l’essentiel, confiné à la sphère libertaire, car il ne pouvait en être autrement compte tenu de la nature des idées défendues par les anarchistes. Pour le mouvement libertaire, il ne pouvait y avoir de différence entre les prisonniers de droit commun et les prisonniers politiques, tout était le résultat d’une société injuste. Cela rappelle un film du grand cinéaste Luis Garcia Berlanga, Todos a la cárcel (Tous en prison), dont l’intrigue tourne autour d’une manifestation organisée pour rendre hommage aux prisonniers politiques pendant la dictature. Dans une séquence, quelqu’un demande si les anarchistes vont participer à l’événement et ceux-ci font savoir qu’ils ne participeront pas si un hommage n’est pas rendu aussi aux prisonniers de droit commun. Berlanga inclut dans le film cette ligne de dialogue quand il décrit un monde où la plupart des gens sont lâches, mais où il reste des gens qui ne se vendent pas.
La répression s’abat et le désespoir s’empare des prisonniers
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Pour en revenir à la COPEL, et aux faits évoqués dans le film, les prisonniers les plus rebelles, les plus obstinés dans leurs revendications, ont été transférés dans des conditions infrahumaines et par surprise vers d’autres prisons encore plus dures et plus répressives. Lors de ces transferts, qui ont été décrits comme de véritables « enlèvements », la police anti-émeute est intervenue aux côtés des fonctionnaires et, comme on peut le voir dans le film, elle n’a pas cessé de frapper les prisonniers pour les terroriser afin qu’ils cessent leurs efforts ou qu’ils finissent par négocier des améliorations de leur situation individuelle.
Lorsque le désespoir s’est emparé des prisonniers, lorsqu’ils se sont rendu compte que la soi-disant démocratie et ses représentants politiques les plongeaient dans l’oubli en ignorant leurs revendications, la lutte de la COPEL a commencé à diminuer d’intensité et les prisonniers ont décidé d’emprunter la voie de l’évasion. C’est dans ce contexte, après la découverte d’un tunnel par les autorités, qu’Agustín Rueda, prisonnier anarchiste et membre de la COPEL, est mort à Madrid, des suites d’un violent passage à tabac commis par plusieurs fonctionnaires. Quelques jours plus tard, en mars 1978, le directeur des institutions pénitentiaires, Jesús Haddad, fut assassiné par un commando du GRAPO (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre). Ces deux morts ont marqué l’histoire de la COPEL et des prisonniers sociaux.
L’amnistie n’a pas été obtenue par la COPEL, mais les conflits ont provoqué la réforme des prisons ne pouvait pas être reportée. Celle-ci a été votée en 1979 par une loi organique qui reprend la rhétorique « démocratique » de la « réinsertion sociale ». C’est ainsi que certaines des revendications des prisonniers furent approuvées : congés, visites, changement de régime pénitentiaire, entre autres. Les conditions de détention s’améliorèrent, mais la réforme a essentiellement maintenu toutes les intentions disciplinaires. Le droit d’association des prisonniers fut explicitement interdit et la création de « prisons de sécurité maximale » fut encouragée. Un régime spécial de l’isolement, de même que des fichiers destinés à exercer un contrôle féroce sur les détenus considérés comme dangereux, furent créés. Les autorités visaient principalement à écraser toute insubordination dans la prison. La fin de la COPEL s’explique par l’assouplissement engendré par la nouvelle loi, mais aussi par l’arrivée de l’héroïne dans les prisons.
Sous le gouvernement socialiste, le code pénal continue à se durcir
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Autre fait tristement célèbre : depuis la mort de Franco, la population carcérale a été multipliée par huit ! Il n’y a aucune corrélation entre cette augmentation et l’augmentation de la criminalité, et elle ne peut s’expliquer que par l’augmentation de la durée des peines. La population carcérale est l’une des plus importantes du continent, supérieure à la moyenne européenne en termes de nombre de détenus et de durée moyenne d’incarcération. Si l’emprisonnement était aligné sur le taux de criminalité par rapport au reste de l’Europe, près de la moitié des prisonniers devraient être libres, selon certaines études. Le Conseil de l’Europe a mis en garde contre la « dureté » du code pénal espagnol, qui prévoit des peines élevées et des délits qui n’existent pas dans d’autres pays, comme l’atteinte aux sentiments religieux et au roi, délits pour lesquels des artistes et des rappeurs ont été condamnés. Le code pénal continue de se durcir, même sous le gouvernement socialiste et malgré la baisse de la criminalité.
Des anarchistes emprisonnés et les vautours de l’immobilier
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De nombreux anarchistes furent emprisonnés à la Modelo, Francisco Ferrer i Guàrdia, Salvador Segui, Helios Gómez, Salvador Puig Antich et des milliers de militants et de résistants anonymes. Salvador Puig Antich fut garroté, en 1973, dans la salle des colis de la prison. Ce fut le dernier prisonnier exécuté de cette manière durant la dictature franquiste.
Après 113 longues années d’existence, la Modelo a fermé ses portes et va être reconvertie. Une école, un centre sportif et un espace de mémoire seront les premières installations achevées sur le site d’ici à 2027. Les prisonniers partis, les vautours de l’immobilier veulent s’emparer des terrains attenants, malgré la résistance des habitants qui réclament des logements sociaux pour empêcher la gentrification du quartier.
Prison 77 est un film très important, parce qu’il révèle des événements très obscurs de l’histoire récente de l’Espagne, une période avec laquelle nous devons être ouvertement critiques, notamment sur ce qu’a été la Transition vers la démocratie. Les opposants au régime monarchique l’appellent « la Transaction ».
Les vers de l’hymne de COPEL ne voleront plus au-dessus de la Modelo, chantés sur l’air de Bella Ciao : « Avant de s’unir / ils nous ont maltraités / ils nous ont humiliés / jusqu’à nous tuer. COPEL est arrivé / et nous a unis / les compagnons / se sont rassemblés / pour lutter contre la terreur. Ils ont demandé des droits / nos droits / qu’ils nous ont refusés / c’est pourquoi unis / tous unis / le cri s’est fait entendre : liberté ! Ils nous ont écrasés / et ils reviendront / et nous reviendrons / pour nous battre encore une fois / (...) »
Daniel Pinós
Article publié dans le n° 1851 de juin 2023 du mensuel Le Monde libertaire
https://monde-libertaire.net
Prison 77, 2h 05, couleur, version originale sous-titrée, Espagne, 2022 – sortie en France en VOD le 25 mai
Voir la bande-annonce du film :