Un voyage initiatique de la Castille à la mer Méditerranée
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Carracárdaba raconte l’histoire de Gordiano Arroyo, un adolescent qui grandit sur les terres de Castille. Cet ouvrage mêle des moments historiques à un récit romanesque sur la vie d’un jeune paysan, originaire de Carracárdaba, un village imaginaire de la province de Ségovie qui ressemble à celui où Luis Camarero Lázaro, l’auteur, a vécu dans sa jeunesse.
C’est un récit austère et cru, mais en même temps tendre et émouvant. Il est enveloppé dans les vicissitudes d’une culture ancestrale qui, en l’absence de lettres, ne comprend que la terre et le sang.
Un crime, une vendetta, condamne Gordiano à la prison, c’est alors pour notre héros le début d’un parcours initiatique, d’abord à travers la découverte de l’anarchisme, de l’amour et, enfin, de la tragédie.
L’auteur évoque une Castille belle, dure et sauvage, avec des références claires à des personnages qui suintent la souffrance et la soumission. Non seulement en raison du travail d’esclaves qu’ils subissent, mais aussi à cause des relations humaines générées par le despotisme des riches propriétaires sur des terres marquées par l’inégalité et l’absence de liberté.
Le livre se situe durant la dictature de Primo de Rivera, puis la République et la guerre civile.
Le début de l’histoire est puissant, il est parsemé de détails qui illustrent la riche tradition orale et poétique castillane dans laquelle Luis Camarero Lázaro puise. Dans un style concis, le texte nous ramène aux images perdues qui précèdent la guerre civile. Cette guerre qui allait fendre la peau du taureau espagnol avec une lame d’acier et de sang. Dans ce pays où coexistent, comme dans une sorte de jeu macabre, les haines ataviques de deux mondes qui s’acharnent à se détruire dans un duel sans fin et dévastateur.
La lecture du premier tiers du livre nous laisse une forte impression, elle est d’un réalisme extrême et d’un ténébrisme comparable au clair-obscur des toiles du Caravage. La richesse de la langue décrit les travaux de la campagne ségovienne, elle rappelle l’auteur castillan Miguel Delibes.
Le premier paragraphe donne le ton du style de l’histoire et de son intrigue :
« Je m’appelle Gordiano Arroyo. J’ai découvert la mer à l’âge de 18 ans parce que j’ai tué un homme. Je suis l’aîné d’une fratrie de six enfants, nous avons tous deux ans d’écart, et nous avons tété durant 14 mois une mère maigre comme un fil de fer et le corps découpé au couteau. »
La vie du narrateur et protagoniste est celle d’un jeune homme analphabète condamné à travailler dans les champs toute sa vie et à toute heure, en obéissant à sa famille, aux autorités et aux grands propriétaires terriens, dans une maison où il n’y a pas de saints, pas d’anniversaires, pas de cadeaux des rois et dans un village où il n’y a que trois fêtes : la séance de cinéma de fin juillet, le pèlerinage de San Bernardo et la fête patronale de San Lázaro.
Un épisode tragique se déroule un jour d’octobre à Carracárdaba, sur les terres de la famille Arroyo, il va faire basculer le destin du principal protagoniste. Comme Gordiano lui-même nous le raconte, il sera arrêté et jugé pour la mort d’un voisin et, après être passé par plusieurs prisons, il sera transféré dans la vieille prison-forteresse de La Mola, sur l’île de Minorque, où le roman prend une tournure différente.
La Mola était l’Alcatraz du régime despotique du général Primo de Rivera. Une île-prison où seuls les dissidents politiques étaient détenus. Des indépendantistes – généralement des Catalans, des Cubains ou des Philippins –, des dissidents militaires, des républicains, des socialistes, des communistes et des anarchistes.
Parmi les « illustres » résidents de cette forteresse figurait Salvador Seguí, « El Noi del Sucre », un militant de la CNT, l’un des dirigeants syndicaux les plus importants de l’histoire de l’Espagne, et l’ancien président catalan Lluís Companys. Plus tard, La Mola a servi à emprisonner les franquistes et les sympathisants du coup d’État, une situation qui a perduré jusqu’en 1939, lorsque Minorque s’est rendue au soulèvement militaire fasciste. Selon Salvador Seguí, son séjour à La Mola a été la détention la plus dure qu’il a eu à subir en ces années.
Dans son récit de la guerre et des épisodes d’avant-guerre, l’auteur n’a aucune intention d’être objectif et ne prétend pas l’être. Il ne s’agit pas d’une étude historique, mais d’un roman, et l’une des exigences de la fiction est la liberté totale de raconter les faits comme on le souhaite.
Au fil des pages, nous apprenons à connaître le personnage principal du livre. Le récit nous montre comment il évolue grâce aux liens qu’il établit en captivité avec les anarchistes dans la prison où il est incarcéré. Dans la forteresse de La Mola, dans la Maison du peuple improvisée, avec le soutien de ses compagnons d’infortune, le jeune paysan analphabète, Gordiano Arroyo, apprend à lire et à écrire. Il découvre les trésors de la littérature espagnole et la presse anarchiste de cette époque : Solidaridad Obrera, Tierra y Libertad, El Productor.
À travers l’anarchisme, il découvre les réalités idéologiques, sociales et historiques et finit par comprendre qu’un autre monde est possible. Il embrasse alors la cause de la liberté en symbiose avec les sentiments qu’il éprouve en découvrant la mer Méditerranée à travers les fenêtres de sa prison.
Dans le portrait en arrière-plan de la Castille rurale, sauvage et illettrée, que Luis Camarero parvient à nous transmettre, résonnent les échos des grands auteurs espagnols. Et au milieu de la brutalité d’un monde qui ne connaît que la vengeance sanguinaire, le portrait de Gordiano Arroyo surgit avec toute sa force, entre tendresse et innocence, dans un voyage vers la connaissance, la lumière, faite de mille couleurs, vers la Méditerranée et un amour plein de passion pour Magdalena.
Magdalena, une jeune paysanne née sur cette île des Baléares, balayée par la tramontane, ses plages sauvages, ses criques de sable blanc, ses murs de pierre érodés par les quatre vents, ses fontaines et ses moulins, ses dunes et ses vergers, ses tombes solitaires et ses oliviers centenaires.
Le livre s’achève avec le débarquement des troupes franquistes sur l’île. La capitulation des autorités républicaines de Minorque est l’un des derniers épisodes de la guerre civile espagnole. Elle a lieu entre le 4 et le 9 février 1939. C’est alors que les persécutions et les assassinats des militants politiques et syndicaux commencent. La révolution désirée par Gordiano Arroyo et ses compagnons n’est plus qu’un rêve avorté, la sale guerre, où le fascisme finit par s’emparer des esprits, devient une réalité.
Ils combattirent pour que leurs rêves de libération ne soient pas anéantis. Le visage sinistre du fascisme était de l’autre côté de la tranchée, mais la lutte était si inégale et l’enthousiasme initial, cette force qui secouait les montagnes, fut écrasé.
Le livre vient d’être publié par Ses Voltes Acracia, une maison d’édition minorquine. Nous espérons qu’une maison d’édition française s’emparera rapidement de cet ouvrage pour l’adapter, l’imprimer et le diffuser à son tour.
Daniel Pinós
Luis Camarero Lázaro, Carracárdaba, Editorial Ses Voltes Acracia Menorca, 2022, 164 pages, 10 euros
Editorial Ses Voltes Acracia Menorca ‒ Plaça de la Libertat, 5 – 07760 Ciutadella de Menorca – Espagne
cgtmenorca@gmail.com
Cet article a été publié dans le n° 11 des Chroniques Noir & Rouge de décembre 2022.