Le 28e festival du cinéma méditerranéen de Montpellier de 2009 nous a offert la découverte de l’œuvre cinématographique d’un cinéaste méconnu et rare, Basilio Martin Patino [1].
Né en 1930, il crée le ciné-club universitaire de Salamanque et organise les Conversations de Salamanque [2], en 1955, qui marquent un tournant dans la production et la mise en avant d’une réflexion critique dans le cinéma. Cette critique de la vacuité cinématographique et de l’allégeance à l’ordre moral ambiant annonce également le renouveau du cinéma espagnol : « Le cinéma espagnol vit isolé. Isolé non seulement du monde, mais de notre propre réalité. » Juan Antonio Bardem y ajoute un bilan sans concession : « Le cinéma espagnol actuel est politiquement inefficace, socialement faux, intellectuellement infirme, esthétiquement nul et industriellement rachitique. »
De Neuf lettres à Berta (1965), Paradis perdus (1985), Madrid (1987), à Octavia (2002), l’œuvre de fiction de Basilio Martin Patino se présente comme une enquête constante, sur l’engagement, sur la sincérité, sur la perception de réalités qui s’échelonnent comme la transcendance d’une vision complexe. Farouche antifranquiste et opposant irréductible à la censure, il réalise des documentaires clandestins après que Canciones para despues de une guerra (1971) ait été interdit. Très chers bourreaux (1973) et Caudillo (1974) — fulgurantes attaques de la dictature franquiste — renvoient à un questionnement sans cesse présent chez Patino sur la fabrication et la manipulation des images. Quelle place ont la vérité et le mensonge dans un processus qui n’a de force que celle de poser des questions importantes et « dangereuses » ? Le remarquable Casas viejas : el grito del Sur [3] sur le massacre de Casas Viejas est un modèle cinématographique de ce qu’est la recherche de réalités à partir de perspectives différentes. Les genres, les temps se mêlent et se côtoient pour une approche sincère et profonde de la révolte spontanée des paysans libertaires andalous.
Le travail cinématographique de Basilio Martin Patino tient tout à la fois de la rigueur et de la créativité : un cinéaste essentiel de l’engagement et de l’intériorité.
Basilio Martin Patino : J’ignore comment naissent les films. J’en ai réalisé pour répondre à un besoin à un moment donné. Quand je suis parti de Salamanque pour Madrid, je me suis éveillé à une rationalité dont je n’étais pas conscient. J’ai compris ce qui s’était passé dans mon pays et j’ai commencé à faire du cinéma. Nous n’avions rien à voir avec un gouvernement hostile ni d’ailleurs avec le reste de la profession qui nous ignorait. Nous avons vécu une époque étrange dans un pays étrange et intéressant. Je parle au pluriel car nous étions plusieurs à l’école de cinéma, enfants de ceux qui avaient participé à la guerre civile. J’ai voyagé à l’étranger et je dois dire, qu’à l’époque, le monde du cinéma espagnol présentait une certaine vacuité, les uns étaient en exil et les autres morts ou en prison.
Mon premier film de fiction exprime un étonnement devant un pays dans lequel j’étais mal à l’aise. [4] met en scène un étudiant, fils de vainqueur de la guerre civile, et en porte-à-faux avec son milieu familial et une société fermée. Le film a eu du succès. Ensuite, la censure a interdit Canciones para despues de una guerra et j’ai choisi d’entrer en clandestinité. C’est peut-être pour cela que je ne suis pas connu. Cette période était difficile mais très riche en créativité. Après la fin du franquisme, j’ai réalisé deux films de fiction, Les Paradis perdus [5]. À la mort de sa mère, une femme exilée revient dans la ville de son enfance et remet en question son itinéraire, ses liens familiaux et ses relations amicales (1985) et Madrid [6] (1987).
Je venais d’une ville très catholique qui avait vu la naissance du franquisme et, en arrivant à Madrid, j’ai découvert une ville vivante, toujours en révolte. Dans Madrid , je voulais montrer comment les gens, les miliciens avaient survécu et lutté alors que le gouvernement était parti à Valence. Je voulais dire le sens moral collectif, la lutte des femmes dans une ville traquée, cernée et presque désarmée, et décrire l’arrivée des Brigades internationales qui avaient permis de résister jusqu’au dernier moment. Il était important de raconter aux autres et à moi-même ce qui s’était passé à Madrid. Et j’ai pris comme prétexte scénaristique la venue de ce documentariste étranger pour monter des documents de l’époque, sur fond sonore de zarzuelas.
Quand et comment avez-vous réalisé Caudillo ? [7]
Basilio Martin Patino : Au fur et à mesure de ma prise de conscience, j’étais de plus en plus angoissé en raison de la situation de mon pays. Le film Caudillo est né en moi et répondait à un réel besoin. À cette époque, il était évidemment impensable de réaliser ce genre de film sur Franco car ceux qui auraient pu le faire étaient soit en prison, soit en exil, soit au cimetière.
Durant mes études, j’ai appris beaucoup de choses sur la situation et plus encore lorsque j’ai commencé à faire du cinéma étant confronté à la censure et à l’hostilité ambiante du milieu, alors qu’une certaine liberté est nécessaire dans cette profession. Je peux dire qu’alors j’étais dans un processus de tâtonnement.
Mon premier film était déjà contestataire par rapport à la situation en Espagne et je me suis rendu compte qu’il me serait impossible d’avoir une expression libre, alors j’ai réalisé mon premier film interdit, Canciones para despues de una guerra / Chansons pour un après-guerre [8]. Je lui ai donné une tonalité ludique avec le montage de la musique et des images, en utilisant les chansons populaires et contestataires qui protestaient contre la situation. Le film a plu à la censure et aux ministres qui l’ont vu, parfois avec leurs épouses. La situation était paradoxale : le film leur plaisait, mais il était interdit. Le projectionniste de la salle de projection du ministère nous rapportait qui voyait le film : le roi et la reine, les ministres, etc. C’était cocasse, mais j’ai vite compris qu’il était inutile de jouer ce jeu et qu’il était préférable d’entrer dans la clandestinité.
Le premier film réalisé clandestinement, Très chers bourreaux, est une réflexion sur la barbarie, le pouvoir et sur l’autorité que donne la force de tuer. Ils ont du pouvoir parce qu’ils tuent et ils tuent parce qu’ils ont la force de leur côté. J’ai cherché, avec difficultés, des bourreaux et, finalement, j’en ai trouvé à Badajoz, une région très pauvre. Ce film a été une étrange aventure. J’ai imaginé un congrès de bourreaux et je les ai amenés en voiture. On a tourné très vite, en quatre ou cinq jours, car il fallait échapper à la police. C’était une expérience passionnante, on se sentait libre parce qu’on provoquait l’autorité.
Dans le sous-sol de la maison où je vivais, j’ai installé une table de montage. Le tournage représentait sept ou huit heures de rushes et j’ignorais quand il serait terminé et projeté. Mais savoir qu’il était possible de le réaliser donnait une force. J’avais fait venir des techniciens portugais parce que cela était dangereux pour les Espagnols et j’ai eu la chance d’avoir un grand opérateur portugais.
— Comment et sous quel prétexte avez-vous interviewé des bourreaux, des avocats ?
Basilio Martin Patino : Sans problème. C’était trois acteurs ! (rire) Je ne connais pas la différence entre fiction et documentaire. Pour moi, c’est toujours une forme d’expression et je l’utilise de façon malicieuse. Je crois que l’on ment toujours dans le cinéma. Les documentaires sont toujours faux. Les grandes batailles du début du cinéma étaient des mises en scène. Et pourtant les guerres étaient réelles. Ma sensibilité ne me permet pas de discerner le vrai du faux. La démarche de vouloir refléter la vérité avec sa propre vision est déjà un mensonge. Il suffit de changer la lumière, l’objectif ou le cadre et la réalité se transforme. Il s’agit d’une réalité pour tromper, manipuler les spectateurs/trices. Je crois qu’il existe de très grands documentaires qui permettent une réflexion sur la réalité. La réalité vient de l’intérieur, d’une expérience cumulée, du subconscient, de la mémoire personnelle et collective, du lien personnel avec le collectif.
C’est parfois hallucinant de voir un metteur en scène expliquer avec emphase ce qu’est la réalité. La « réalité », la « vérité », cela signifie des siècles de philosophie. C’est mon intuition et je ne voudrais en aucun cas monopoliser la vérité. Nous avons vécu des réalités très dures en Espagne et il est important d’exprimer individuellement ce vécu. Je ne crois pas à la vérité et au mensonge car je manque peut-être de sens moral. La morale est à mes yeux un système de conventions. C’est un sujet délicat. Ainsi je ne suis pas gêné de dire que je suis un farceur. C’est un beau métier et j’aurais aimé l’être encore plus. Raconter simplement ce qui s’est passé ici, dans ce pays, est suffisant dans le domaine de la farce. Très jeune, j’étais fasciné par les spectacles de vaudeville et je m’y serai sans doute consacré si la situation avait été normale. Donc je raconte le vaudeville atroce que nous avons vécu en Espagne, d’où ce besoin de faire un film sur les bourreaux.
Je me souviens d’une exposition à Grenade à propos de mes films. Dans cette ville, le bourreau était peut-être l’un des plus insensibles et des plus brutaux. Un bourreau mystique qui déclarait envier les personnes exécutées, l’entrée dans l’éternité. Il me paraissait monstrueux en comparaison des autres. Cet homme est mort quand nous terminions le film. Le plus âgé des bourreaux était un type charmant, la vie l’avait peut-être maltraitée et amené à faire des choses terribles. Il avait un petit chien. Dans le film, on le voit embrasser une petite fille de 4 ans et lorsque le film est sorti en DVD, quelqu’un s’est rendu compte que la fillette était la fille du bourreau. Devenue fonctionnaire et une femme magnifique, elle a demandé à la maison de production une copie du film puisqu’il y est question de son père dont elle ignorait le métier. En visionnant le film, elle a repris contact avec un souvenir d’enfance : son père l’embrassant avant de quitter la maison. Elle s’est libérée de tout un univers de mystères et de cauchemars. Nous avons tourné ensuite un documentaire en suivant son parcours, en retrouvant les endroits de son enfance, au cours duquel elle a rétabli le lien avec ce père. Elle ressentait comme une libération en apprenant ce qu’on lui avait toujours caché et dont elle n’était aucunement responsable : être la fille du bourreau. Ses tantes, quand elle faisait des bêtises, lui disaient qu’elle était plus criminelle que son père, mais, dans l’ignorance, elle ne comprenait pas pourquoi.
En ce qui concerne le deuxième film clandestin, Caudillo, je l’ai réalisé pour être caché, pour le garder. Des amis chiliens m’ont proposé de le projeter dans une grande salle de Santiago à l’époque de Pinochet et, lorsque l’ambassadeur d’Espagne l’a appris, il est intervenu pour l’interdire. Quand nous sommes passés devant le cinéma de Santiago, une foule de personnes faisait la queue. L’ambassadeur m’a ensuite demandé de quitter le pays au plus vite et je lui ai répondu : les films durent plus longtemps que les dictateurs.
J’ai aimé faire du cinéma en cachette, mais cela pouvait éveiller les soupçons puisque je n’avais pas d’occupation officielle. Nous avons donc, avec des amis, ouvert un restaurant, mais notre gestion s’est hélas avérée catastrophique. Cette époque était très dure, surtout avec les dernières exécutions. C’est pourquoi j’ai voulu faire un film sur Franco et sur la prise de pouvoir de ce dictateur. L’analyse du phénomène s’est imposée à moi et je me suis mis à la recherche de matériel images. Je ne pouvais cependant accéder ni aux archives de la cinémathèque espagnole ni à celles des actualités cinématographiques. J’ai donc trouvé les documents ailleurs, dans les cinémathèques à travers le monde, à Lisbonne par exemple parce que les Espagnols nationalistes n’avaient pas de laboratoires en Espagne. Au moment de la révolution des Œillets, l’accès aux documents cinématographiques était facile, le matériel abondant nécessitait d’être entreposé avec précaution car les copies étaient inflammables. En visionnant les films et les actualités, nous avons pris conscience de ce qu’avait été la guerre civile.
Je suis né à Salamanque et j’y ai passé mon enfance, la ville est très liée à l’origine du franquisme. Les reportages d’actualités montraient des images totalement inédites de ma ville arborant des drapeaux avec des croix gammées. D’autres images provenaient de Londres, de Pathé, de Gaumont. En Espagne, seules les images d’anarchistes produites par la propagande franquiste étaient connues et destinées à effrayer le public. C’était extraordinaire de trouver des images inconnues. Tous ces films ont été transportés par camions, cachés parmi des bidons d’huile. Cela peut paraître infantile à présent de dire l’émotion que nous avons éprouvé en récupérant ce matériel. À chaque instant, nous nous attendions à une descente de police, mais le secret n’a pas été éventé.
— Quelle est la signification des images arrêtées dans Caudillo et dans Madrid ? Dans Caudillo, est-ce pour accentuer le ridicule de Franco ? Dans les deux films, le regard de l’enfant qui fuit les bombardements avec le chiot dans les bras ?
Basilio Martin Patino : J’ai toujours aimé l’utilisation des images arrêtées, ralenties ou colorisées. Canciones para despues de una guerra est un film important sur le plan émotionnel, les effets sont une manière de rendre hommage au peuple, d’exprimer des émotions. Les possibilités techniques sont actuellement immenses dans le cinéma, mais étaient plus limitées à l’époque. Si, dans certains cas, l’arrêt sur image, la manipulation de l’image, les trucages permettent de ridiculiser un personnage, pour Caudillo , je n’ai pas voulu tomber dans ce piège. Pour ce premier film sur Franco, il n’était question ni de fantaisie ni d’éloge. J’ai voulu être honnête vis-à-vis de ce fantoche qui nous avait si longtemps terrorisé. En voyant les images, le mythe s’effondrait de lui-même : son allure, sa voix étaient ridicules sans avoir à forcer le trait. Il aurait été facile d’accentuer le caractère ridicule, mais c’était inutile. Néanmoins, j’ai peut-être cédé à la tentation avec les images trouvées à Lisbonne, filmées lors de la présentation des lettres de créance du chancelier allemand à Salamanque. Le recteur de mon université, qui était interprète et nazi à l’époque, m’a décrit la scène. Il était également présent lors de la rencontre de Franco avec Hitler et ce qu’il m’a conté n’avait rien à voir avec la réalité officielle. En 1937, la rencontre avec l’ambassadeur, sur la grande place de Salamanque littéralement envahie par les drapeaux nazis, était l’une des premières fois où Franco était filmé durant une cérémonie officielle. La présence de la caméra est perceptible. Devant cet homme, plus grand que lui, on perçoit l’obsession de Franco t de se rehausser. Cette scène se situe immédiatement après qu’il se soit octroyé le titre de chef de l’État, malgré l’opposition de certains généraux. Franco est tendu en raison de leur présence et du caractère symbolique que revêt la cérémonie dans son accession au pouvoir. Et là j’avoue avoir cédé à la tentation pour rendre ce moment plus expressif. C’est une des rares fois.
En général la question de la manipulation des images tient plutôt à la recherche d’une expression nouvelle. Maintenant, avec le numérique, les images virtuelles, les possibilités sont illimitées et c’est merveilleux. On peut faire du cinéma autrement. C’est comparable au passage de la peinture réaliste à une autre forme d’expression comme le cubisme. On n’est encore jamais arrivé à réaliser un film de la force de Guernica de Picasso. Dans l’exposition de Grenade, on a modestement tenté cette approche car les techniques actuelles sont riches en possibilités créatives.
— Les films sur l’Andalousie, plus récents, sont impressionnants pour leur nouvelle forme de langage cinématographique. La réalisation est déconcertante, par exemple dans El grito del sur : Casas viejas qui retrace l’insurrection de paysans anarchistes qui a eu lieu en Andalousie. Le film soviétique, sur une musique de Chostakovitch, que l’on découvre dans le film a-t-il vraiment existé ?
Basilio Martin Patino : Dans ce travail sur l’Andalousie, je voulais parler de cet aspect de l’Andalousie tragique, de l’Andalousie de la révolution, de l’Andalousie de la faim, des esclaves, et du soulèvement de Casas Viejas. Le soulèvement spontané, ingénu de ces paysans anarchistes qui espéraient la révolution sociale et la révolte de toute l’Espagne. Leur attente a été trompée et cela a tourné à une tragédie terrible dont la République de Manuel Azana est responsable. Les contradictions de la République exprimaient beaucoup de choses et la naïveté des paysans anarchistes andalous aussi. Je voulais parler de ces événements mais sans trop savoir comment.
Or j’ai trouvé un lot de photographies de l’époque, par hasard, — un véritable trésor que je conserve — qui montrent les paysans, les morts, les cadavres. Je me suis alors autorisé à les reproduire, à les représenter, à les recréer. La représentation consistait à recréer avec honnêteté les événements avec, en outre, la connaissance des faits. Il ne s’agissait pas de faire un film non-manichéen, mais plutôt de donner deux versions, d’abord une version triomphaliste correspondant au cinéma soviétique de cette époque. J’ai donc inventé cette équipe soviétique réalisant un film sur Casas Viejas, ce qui d’ailleurs est paradoxal car jamais Staline n’aurait permis une révolution anarchiste. Le film est donc tourné dans le style du cinéma soviétique avec des envolées optimistes à la manière du cuirassé Potemkine. Face à cette vision de l’époque, j’ai utilisé l’expression des documentaristes anglais, c’est-à-dire un cinéma direct, moins manipulable, dans une forme naturaliste. En mettant face à face ces deux moyens d’expression, je voulais donner aux spectateurs/trices le choix de se situer.
Et, parallèlement, j’ai utilisé la collection de photos. J’aurais pu filmer les rares témoins des événements, mais ils étaient très vieux et racontaient des choses qui semblaient invraisemblables. Je me suis donc basé sur les livres qui m’ont paru les plus honnêtes, sur les excellents écrits et articles anarchistes. J’ai réalisé deux versions différentes qui me semblent rendre compte d’une réalité plus complète. C’est un jeu dialectique cinématographique.
Il était impossible de filmer sur les lieux réels cet épisode de l’histoire de Casas Viejas. Le village avait changé, même de nom. Le village actuel, qui ne conserve aucune trace de l’ancien village, est moderne, avec des discothèques. Il a donc fallu le recréer le plus authentiquement possible, avec la maison de Seisdedos.
Mais le plus important était ailleurs, sur le fond, de manière à rendre la force dramatique du sujet. La bande son aussi est importante et le choix de la musique colle bien au film. Je crois que le film provoque une réflexion.
— Dans Madrid, vous avez mis en scène des interrogations sur les images d’archives. Il y a dans ce film une anthologie des images les plus connues de la guerre d’Espagne, par exemple la population fuyant les bombardements et se réfugiant dans le métro ou bien la célèbre photo de Robert Capa, et là vous trompez le/la spectateur/trice puisque vous la montrez comme une image filmée, puis arrêtée. C’est encore la question de la vérité et du mensonge ? Cette anthologie d’icônes de la guerre d’Espagne est-elle destinée à faire appel à la mémoire de tout le monde ou bien voulez-vous dire que ce sont des images d’Épinal ?
Basilio Martin Patino : Ce sont des images conventionnelles que tout le monde connaît. Quand on fait un film sur un sujet aussi douloureux, il est difficile de mentir et, pour moi, la guerre est très profondément présente. Pour ce film, ce qui m’attirait était la manière de raconter comment s’était passée la guerre civile à Madrid, avec le peuple resté seul, abandonné mais qui a résisté. Je voulais lui rendre hommage. J’ai donc imaginé un journaliste allemand réalisant un documentaire sur la résistance de Madrid, à l’occasion d’une commémoration. Ainsi, je ne faisais pas ce que sa productrice lui demande dans le film : parler de personnages connus, comme la Pasionaria par exemple. Faire défiler les miliciens dans les rues en chantant des zarzuelas ou sur ce type de musique me plaisait beaucoup. L’émotion cinématographique vient du mélange de faux-semblants.
Il existe un Madrid officiel et un Madrid authentique, dissimulé. J’ai connu ce Madrid avec les vieux anarchistes et j’ai voulu leur rendre hommage. Madrid est un film très sincère et c’est peut-être pourquoi il n’a jamais été diffusé sur la télévision espagnole. Il existe encore des clichés par rapport à notre génération de cinéastes, sur le cinéma en clandestinité et les problèmes de censure. Actuellement, l’Espagne est l’un des pays les plus libres, mais peut-être qu’à la télévision sont demeurées certaines des mêmes personnes qu’à l’époque où j’étais considéré comme cinéaste dangereux.
Changer l’image qui m’est attribuée est difficile et pourtant on m’a récemment décerné une médaille d’or pour mon œuvre cinématographique. À cette occasion, la télévision m’a proposé de diffuser un de mes films. Le choix s’est d’abord porté sur Canciones para despues de una guerra. J’ai refusé car le film est déjà très populaire alors que d’autres sont méconnus et non distribués, comme Très chers bourreaux [8]. Mais le directeur estimait impossible de programmer ce film à la télévision. C’est finalement Très chers bourreaux qui a été diffusé avec un public nombreux, Madrid n’a pas été retenu.
— Le pays est libéré de la dictature depuis seulement trente ans et la question demeure sur l’épuration politique. Le fait que vos films ne passent pas à la télévision est une forme de censure, d’interdiction même si elle n’est pas officielle. Pensez-vous qu’il demeure des traces du franquisme dans le gouvernement, dans l’administration ? Est-il aujourd’hui possible de réaliser un long métrage librement ?
Basilio Martin Patino : Actuellement, on peut tourner ce que l’on veut. La télévision espagnole a diffusé des choses incroyables que ce soit au plan politique ou érotique, mais, par d’autres aspects, il existe encore de vieux préjugés, des liens au passé franquiste. Certains des programmes auraient des difficultés pour accéder à une distribution dans le circuit commercial. L’industrie cinématographique est soumise à des intérêts économiques. Le cinéma espagnol dépend à 80 % de l’industrie étatsunienne pour la production et la distribution.
Madrid, qui ne risque aucune censure, rencontre encore des réticences, et cela même au parti socialiste. Certaines des remarques qui m’ont été faites touchent le choix de commencer le film avec les grandes manifestations contre L’OTAN alors que Felipe Gonzalez était au gouvernement. À mes yeux, ces plans sont importants et symptomatiques des luttes de l’époque. On s’est contenté de filmer les grandes manifestations et cela n’a pas plu. Le problème est surtout venu de la maison de distribution car les critiques étaient bonnes et le film avait été demandé pour le festival
de Berlin, sans finalement être sélectionné. Madrid a reçu des prix, à Bergame par exemple, mais la distribution s’est faite dans de petites salles sous prétexte que le film n’était pas commercial. Il n’a bénéficié d’aucune promotion et a vite été retiré de l’affiche au profit de films étatsuniens. Je ne me suis peut-être pas montré suffisamment combatif.
— La population espagnole vit-elle dans une sorte d’amnésie due à une transition politique particulière après la mort de Franco ? Est-ce pour cela que les films qui traitent de la période 1936-1939 sont pratiquement invisibles ? Le public n’est-il pas au rendez-vous ?
Basilio Martin Patino : J’ignore jusqu’à quel point le peuple a le choix, la possibilité de choisir les films susceptibles lui plaire. Neuf lettres à Berta avait cependant bien marché malgré une distribution modeste dans les salles et était resté à l’affiche. En tout cas, l’industrie cinématographique n’est pas prête à modifier son fonctionnement. Avec l’industrie espagnole, un changement de programmation est envisageable, mais avec la main mise de l’industrie cinématographique étatsunienne, c’est impossible. Les maisons de distribution et les salles de cinéma lui appartiennent à 80 % et c’est aujourd’hui un monde fermé et un marché bloqué.
— La page du franquisme est-elle tournée ? Il a fallu attendre ¡ Ay Carmela ! pour voir un film commercial traitant de la guerre civile ?
Basilio Martin Patino : ¡ Ay Carmela ! a eu du succès. Madrid est peut-être un film peu orthodoxe, avec une forme narrative particulière qui a limité son succès auprès du public. Il faut néanmoins souligner que la copie du film a été mutilée, coupée. C’est regrettable parce que le film est amputé de séquences importantes, à mes yeux, pour la compréhension de l’histoire. Par exemple, de brefs messages critiques des politiques ont été coupés. Ils traduisaient peut-être une impertinence inutile, mais je les avais conservés. Ce sont des détails, mais très significatifs. La seule manière de voir le film dans sa version originale est de faire un DVD, mais cela n’est plus du 35 mm.
Dans le monde audiovisuel, des possibilités extraordinaires ne sont pas exploitées parce qu’on se soumet à des schémas, des intérêts commerciaux. Nous avions inventé aussi une télévision clandestine. J’espère que les images digitales, numériques permettront plus de liberté et que le cinéma puisse devenir un art aussi libre que la peinture, la poésie ou la musique. Des changements importants auront lieu concernant les formats, la circulation des images, l’expression même, et l’on sortira enfin de ce réalisme de pacotille pour un réalisme qui exprime l’intériorité.
Propos recueillis lors d’une table ronde dans le cadre du 28e festival international du cinéma méditerranéen à Montpellier, le 31 octobre 2006 pour l’émission Chroniques rebelles sur Radio libertaire et la revue en ligne Divergences.
https://divergences.be/?lang=fr
Traduction Marie Talvat. Introduction, transcription et notes de Christiane Passevant.
Basilio Martin Patino est mort le 13 août 2017 à Madrid