L’épopée révolutionnaire de Pablo Martín Sánchez

mercredi 30 mars 2022, par Pascual

« De nos jours, il n’existe plus qu’une Espagne cyniquement matérialiste, qui ne pense qu’aux profits vulgaires et immédiats ; elle ne croit en rien, elle n’espère rien et accepte toutes les bassesses de l’époque actuelle parce qu’elle n’a pas le courage d’affronter les aventures de l’avenir. Le pays de Don Quichotte est devenu le pays de Sancho Panza : glouton, couard, servile, grotesque, incapable d’aucune idée située au-delà des bords de sa mangeoire. »
Blasco Ibáñez
Una nación secuestrada

Jeune auteur inédit, Pablo Martín Sánchez « rejetait la faute de son échec sur un patronyme trop commun ». Le premier roman de cet écrivain espagnol est né d’une coïncidence fortuite qui lui a permis, lorsqu’il a entré son nom sur Google, de constater qu’il n’en avait pas les droits exclusifs. Entre un surfeur, un joueur d’échecs et un type poursuivi pour des accidents de la route, il y avait un jeune anarchiste qui, au début du XXe siècle, s’appelait Pablo Martín Sánchez. Durant ses recherches, l’auteur a retrouvé la fiche de son homonyme dans le Dictionnaire international des militants anarchistes.
Les 6 et 7 novembre 1924, un groupe d’anarchistes exilés est entré en Espagne dans le but de renverser la dictature du général Miguel Primo de Rivera et le roi Alphonse XIII. L’expédition a été mise en place par le Comité de relation anarchiste [1], dirigé depuis Paris par Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Gregorio Jover et Miguel García Vivancos. Convaincus que la révolution allait éclater à l’intérieur du pays, les anarchistes se sont déplacés en traversant les Pyrénées, vers Vera de Bidassoa, au nord de la Navarre. Là, ils sont tombés sur deux gardes civils et les ont tués. Les renforts sont arrivés, certains révolutionnaires ont été blessés, parmi lesquels Pablo Martín Sánchez.


Le suicide de Pablo Martín Sanchez

Des révolutionnaires ont été arrêtés, d’autres ont réussi à s’échapper. Les détenus ont été mis au secret et subirent les tortures de leurs geôliers voulant venger les gardes civils morts durant la fusillade. Lors d’un premier procès, Pablo Martín Sánchez et ses compagnons ont été acquittés pour manque de preuves, mais l’affaire est passée ensuite devant la Cour suprême de la guerre et de la marine. La Cour condamna trois d’entre eux, Julián Santillán Rodríguez, Enrique Gil Galar et Pablo Martín Sánchez, à la mort par el garrote vil. La sentence fut exécutée le 6 décembre 1924, mais Martín Sánchez évita le garrot. Sur le chemin de l’exécution, menotté, il s’est jeté par une fenêtre.

L’invasion de l’Espagne par le groupe d’exilés a été mal préparée : les consignes du Comité ont été bafouées, les codes avec lesquels les activistes à l’intérieur et à l’extérieur de l’Espagne devaient communiquer ont été transmis à trop de rebelles, alors qu’un indicateur de police avait participé à l’organisation du complot. Les armes, rares, ont été distribuées de façon très improvisée et, dans de nombreux cas, à des combattants ne sachant pas s’en servir.
En conséquence de tout cela, ils sont entrés en Espagne en s’attendant à trouver une grève générale et un peuple en armes, et ont trouvé, à Vera de Bidassoa, des ouvriers qui n’étaient pas de service dans les usines et dormaient pour se lever tôt le matin. Soixante anarchistes, armés, fatigués, au petit matin, dans les rues d’une ville qui était déserte dès huit heures du soir. L’armée de Zapata sans chevaux ni chapeaux. Le désastre était au rendez-vous. L’affrontement avec la Garde civile fit deux morts parmi les gardes et plusieurs blessés parmi les rebelles qui partirent en débandade à travers les montagnes adjacentes dans une tentative désespérée de rentrer en France.

Pablo Martín Sánchez a écrit un roman, en réalité deux romans, un livre de 600 pages qui ne perd jamais son rythme ni son intérêt, avec un prologue, un épilogue et un addendum, chacun d’eux, apportant des nuances à l’histoire, des doutes et beaucoup de curiosité.
L’auteur avoue dans le prologue sa difficulté à trouver des informations sur le personnage jusqu’à ce qu’une série de coïncidences, qui ne sont pas sans rapport avec le témoignage d’un groupe de retraités et une employée d’état civil au sourire effronté, le conduise à Baracaldo, au lieu de naissance du héros de son roman, ainsi qu’à une nièce nonagénaire qui vit dans une maison de retraite.


Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti et Gregorio Jover à Paris en 1926

Teresa, la nièce nonagénaire, garde sa mémoire intacte et raconte la vie de son oncle aux oreilles enthousiastes de l’auteur. Il est dommage que la vieille femme meure juste avant ce qui devait être la dernière entrevue pour laquelle elle lui avait promis une surprise. En guise de lot de consolation, elle lui laisse une photo de l’oncle avec une femme et une fille, que nous supposons être Teresa elle-même et sa mère, la sœur de Pablo.
L’auteur a fouillé dans les journaux de l’époque à la Bibliothèque nationale de Madrid, à la recherche des informations nécessaires pour poser les véritables bases de son livre. Il a voyagé à Vera de Bidassoa et à Paris. Pío Baroja avait écrit sur cet épisode tragique dans son livre La familia de Errotacho. Les écrivains Vicente Blasco Ibáñez, Miguel de Unamuno et José Ortega y Gasset ont écrit à cette époque une lettre de protestation contre les actes arbitraires commis par la dictature.

En 1924, l’Espagne étant tombée sous la dictature du général Primo de Rivera soutenu par le roi Alphonse XIII, un grand nombre d’anarchistes, de syndicalistes et de nombreux intellectuels républicains ou simplement progressistes sont exilés et se retrouvent à Paris. Ainsi, Blasco Ibáñez, Unamuno et Ortega y Gasset écrivent des pamphlets et donnent des conférences, prennent la parole dans des cafés et des centres civiques, exhortent les travailleurs de l’extérieur et de l’intérieur à combattre la dictature et, avec elle, la monarchie. Les anarchistes exilés de la CNT (Confédération nationale du travail), dont Durruti, Ascaso, Jover, Recasens, Gil Galar, parmi les figures les plus marquantes, étaient majoritaires à Paris dans le mouvement révolutionnaire espagnol.
Il est intéressant de voir comment l’auteur a réussi à saisir les deux types de révolutionnaires qui existaient à l’époque, ceux de l’action comme Francisco Ascaso et Buenaventura Durruti et ceux de la parole et du salon comme Ortega y Gasset et Vicente Blasco Ibáñez, ainsi que les suspicions qui existaient entre les deux groupes.

C’est le Paris des exilés de la dictature, comme Blasco Ibáñez, Ortega y Gasset ou Unamuno, les rassemblements, les conspirations, le café de la Rotonde, que décrit Martín Sánchez mêlant réalité et fiction avec une habileté diabolique. Les mêmes événements révolutionnaires relatés dans le livre se sont produits à Barcelone au début du xxe siècle. Barcelone, la « Rose de feu », la « ville des bombes », des ligues végétariennes, des naturistes et de l’agitation permanente. Et le bouillonnant Madrid d’Alphonse XIII, où tous les deux jours un attentat se préparait contre le monarque, comme celui de Mateo Morral, le jour du mariage du roi avec Victoria Eugenia.

Pablo Martín Sánchez, notre personnage, anarchiste en raison de circonstances très diverses, était pris dans un mouvement qui, sans l’avoir imaginé, désiré ou partagé, finira par le jeter dans les bras de l’histoire. Pablo était journaliste et typographe. Il vivait dans les faubourgs de Belleville et travaillait à l’imprimerie anarchiste La Fraternelle, aux côtés de Sébastien Faure, la grande figure de l’anarchisme, lorsque des anarchistes espagnols l’ont d’abord convaincu d’imprimer des tracts à emporter dans leurs expéditions en Espagne, puis de se joindre à l’action contre la dictature de Primo de Rivera.
Grâce à un portrait d’époque, nous assistons aux fondements et au développement ultérieur du mouvement anarchiste, non seulement en Espagne, mais aussi en France, aux États-Unis et en Argentine : « [...] Paris est actuellement l’épicentre de l’anarchisme espagnol, mais il y avait aussi un grand nombre de communistes, de républicains et de nationalistes catalans, de syndicalistes et d’intellectuels, même des fugitifs et des déserteurs ; bref, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ont dû se réfugier en France, fuyant les coups et les tortures de la Garde civile espagnole. [...] »

L’auteur raconte la vie de Pablo Martín Sánchez, né en 1890 d’un père instituteur et d’une mère issue de la bourgeoisie de Biscaye, qui tombe amoureuse de son précepteur, qu’elle finira par épouser. La première partie ressemble à un roman d’aventures dans la pure tradition du roman de mœurs du XVIIIe siècle où presque rien ne manque : le mariage de la mère de Pablo sans la bénédiction de la famille, mais avec l’approbation d’un oncle qui est le mouton noir de la famille, les amours malheureux et les filles bâtardes, les bombes qui explosent à quelques pas et, qui voulant tuer un roi, le laissent indemne. À ne pas manquer, le duel à l’aube, truqué et perfide, qui ne se termine pas avec la mort de Pablo, ce qui aurait privé l’Espagne d’un révolutionnaire, et nous de ses aventures.

Pablo, l’enfant qui ne pleure pas, qui n’a pas d’odorat, qui ne parle pas, commence son éducation sentimentale et intellectuelle avec son père, qu’il accompagne dans un voyage mythique à Madrid. Au cours de ce voyage, perplexe et émerveillé, il entre en contact avec la grande ville et, surtout, il découvre le cinématographe. Plus tard, ils ont tous deux déménagé à Salamanque, où ils ont voyagé dans toute la province tandis que son père, qui était devenu inspecteur de l’éducation, visitait les écoles de la région.

Les scènes qui sont dépeintes dans ces pages reflètent les moments clés du développement de la société durant les premières décennies du XXe siècle, en Espagne et dans le reste du monde, avec la naissance du cinéma des frères Lumière, la semaine tragique de Barcelone, la bataille de Verdun pendant la Première Guerre mondiale, à laquelle notre protagoniste a participé en tant que correspondant, les Jeux olympiques, le naufrage du Titanic, la guerre du Maroc et la perte des colonies espagnoles.

Les personnages sont nombreux et agissent comme une sorte de mosaïque pour recréer toute une époque, dont notre auteur rend compte avec beaucoup de succès, réunissant en même temps un mélange de roman historique et de roman d’aventures. L’un des plus réussis est Robinsón, l’ami anarchiste de Pablo. C’est par lui, son meilleur ami, que nous apprenons à mieux le connaître. De plus, nous le retrouverons avec notre principal protagoniste dans les deux intrigues. En fait, nous finirons par savoir presque tout sur ces deux personnages, que Robinsón est végétarien, qu’il aime porter les cheveux longs, qu’il aime les chiens et qu’il est naturiste. L’amour entre Pablo et la belle Angela ressemble à un feuilleton. Son père s’oppose à elle, il y a un duel, elle disparaît et Pablo la cherche partout.

C’est surtout lorsque les deux histoires sont liées, parce qu’elles ont atteint le même point et que le dénouement dramatique est proche, que nous avons le langage le plus poétique :
« “Excusez-moi, s’arrêta un vieil homme qui passait dans la rue, pourriez-vous me dire l’heure ?” L’homme l’a regardé à travers d’épaisses lunettes et a simplement dit, avant de poursuivre son chemin : “Là, au bas de l’horloge, il y a la mort. Mais n’ayez pas peur, jeune homme.” Puis un coup de tonnerre retentit et il se mit à pleuvoir bruyamment dans tout le ciel. »
Ou encore, quelques pages plus loin, cet autre fragment d’une incroyable beauté : « C’était un dimanche pluvieux et triste, un de ces dimanches qui semblent faits pour les suicidés et les fossoyeurs. »

Ce roman nous rappelle les grands romans populaires où l’amitié, la trahison, l’amour et la peur sont les rouages invisibles qui font tourner le monde. Un amour impossible avec le deuil, l’enfance et la jeunesse difficile de Pablo, les guerres, les révoltes, les luttes des syndicats pour améliorer les conditions de travail des ouvriers et contre la violente répression que subissent les anarchistes.
« Oui, je ressens une certaine sympathie [pour les anarchistes], mais j’ai voulu garder une certaine distance et j’ai rejeté le manichéisme du bien et du mal. Il y a une longue tradition anarchiste en Espagne, elle est encore entretenue par des mouvements comme l’anti-mondialisation, l’anti-système ou le 15-M [le mouvement des Indignés]. Ils parlent d’autogestion et c’est ce dont je parle. Ils parlent d’autogestion et c’est ce que Proudhon défendait déjà », a déclaré récemment l’auteur.

L’anarchiste qui s’appelait comme moi représente la symbiose parfaite entre l’histoire et l’imagination. Du prologue lui-même à la longue histoire, à l’épilogue, et même au surprenant addendum, les faits et la fiction se mêlent jusqu’à la confusion. Dans cet addendum, l’auteur en profite même pour nous avertir que la fin de l’histoire aurait pu être différente de la version officielle.

Daniel Pinós

Pablo Martín Sánchez est né en 1977 près de Reus, autrement dit Tarragone. Il est titulaire d’un diplôme en art dramatique, d’un diplôme en littérature et en littérature comparée et d’une maîtrise en sciences humaines. Il est le traducteur de Raymond Queneau, Wajdi Mouawad, Delphine de Vigan, Hervé Le Tellier et, comme il le dit, ex-rédacteur, ex-libraire, ex-athlète, ex-acteur. Il a vécu à Paris pendant un an en suivant les traces de Georges Perec et il est membre de l’Oulipo. [2]

Article publié dans Chroniques Noir & Rouge, revue de critique bibliographique du mouvement libertaire. n° 7, janvier 2022.
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Pablo Martín Sánchez, L’anarchiste qui s’appelait comme moi, trad. Jean-Marie Saint-Lu, éd. Zulma & La Contre Allée, 2021, 672 pages, 23,90 euros.


[1En mai 1924, la CNT est interdite et son journal Solidaridad Obrera suspendu. Déjà affaiblie par l’intransigeance patronale, l’action des « syndicats libres », le pistolérisme des « années de plomb » (1919 à 1923), la CNT est au bord de l’effondrement, notamment dans ses bastions catalans, aragonais et andalous. De nombreux militants sont contraints à l’exil en Europe ou en Amérique du Sud. À Paris est constitué, en février 1924, un « Comité de relation anarchiste » qui préconise une ligne d’insurrection populaire. Parmi eux, des figures qui marqueront telles que Francisco Ascaso, Juan García Oliver, Gregorio Jover ou Buenaventura Durruti.

[2L’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle, est un groupe de travail qui existe depuis maintenant soixante ans et qui regroupe donc des mathématiciens, des physiciens, des amoureux du langage, des écrivains évidemment aussi, qui tous travaillent sur la littérature sous contrainte. C’est-à-dire qu’ils s’intéressent à la manière dont un texte peut naître en appliquant dans son écriture une consigne, une structure, une forme ou ce qu’on appelle aussi, une contrainte. L’idée est toujours de s’imposer des choses pour commencer à écrire.