Buñuel dans le labyrinthe des tortues

mardi 17 novembre 2020, par memoria

« Buñuel dans le labyrinthe des tortues (Buñuel en el laberinto de las tortugas) » ou comment découvrir la figure de [l’anarchiste] Ramón Acín

Afin de profiter de la période de confinement, j’ai visionné un film qui a gagné le prix Goya du meilleur film d’animation en 2019, Buñuel en el laberinto de las tortugas. Le film a comme protagoniste le cinéaste reconnu Luis Buñuel et comme grand second rôle l’anarchiste Ramón Acín. Une figure de l’anarchisme dont le travail n’a pas été suffisamment accepté par la société. Un anarchiste à peine connu des nouvelles générations du mouvement libertaire, qui mérite d’être étudié à cause de la grande valeur de son œuvre artistique et de son engagement militant important. En fait, ce film est aussi un hommage à la personnalité d’Acín, à son caractère, à sa façon d’être et à son militantisme.
Ce film d’animation relate les péripéties vécues par Buñuel, Acín et l’équipe des preneurs d’image et de son pour tourner Terre sans pain, Las Hurdes, en 1933. Un documentaire qui réussit à dénoncer la situation d’abandon et de tiers-mondisme d’une zone de l’Espagne républicaine qui se vantait de donner du pain et de la culture à la population. Simplement et sans détours, le film montre comment Luis Buñuel veut réaliser un documentaire, après avoir lu avec effarement un rapport sur la pauvreté de cette région d’Espagne.
Il commence à chercher un financement pour pouvoir aller tourner sur place dans les Hurdes. Buñuel va voir Salvador Dalí qui refuse son aide. Il finit par rendre visite à son ami Ramón Acín à Huesca. Après avoir pris quelques verres et fait la fête, Ramón achète un dixième de billet de loterie de Noël et promet à Luis Buñuel que, s’il touche le gros lot, l’argent pourrait servir au documentaire. Buñuel lui avait parlé de son projet et de sa situation financière calamiteuse à ce moment-là ; il ne pouvait donc pas se lancer dans ce documentaire social. Et Acín, tout en étant pris par une série de causes à défendre, ne put s’empêcher de penser à la possibilité d’aider son ami et, en même temps, aux habitants des Hurdes.

Acín avait déjà participé à des projets pédagogiques et à la création d’une école, sa générosité était reconnue à Huesca où il était bien vu. Mais c’était également un artiste, un sculpteur, un peintre et un inventeur. En fait, lorsque Buñuel va chez Acín et lui confie ses espoirs sur son projet, celui-ci lui dit qu’il s’en tire bien économiquement grâce à la vente de sa dernière sculpture ; mais l’argent a déjà servi à une école pour des enfants d’ouvriers. Toutefois, tout en ayant en tête ses propres idées à réaliser, quand Acín s’aperçoit qu’il a touché le gros lot, avec le dixième acheté après avoir bu avec Luis Buñuel, il n’hésite pas à lui téléphoner pour annoncer la bonne nouvelle : il a l’argent pour le tournage du documentaire Terre sans pain, Las Hurdes.
Grâce à la générosité et à la parole tenue par l’anarchiste Ramón Acín, Luis Buñuel réussit à tourner et à présenter son documentaire en 1933. En Espagne, sous l’égide de la République, le documentaire ne fut présenté que fin 1936. Mais par la suite, il fut interdit à cause de la mauvaise image qu’il donnait de l’Espagne. On obligea, évidemment, Buñuel à éliminer du générique le nom du célèbre anarchiste. En 1960, le documentaire fut projeté et le nom d’Acín fut inclus dans le générique, et les filles de Ramón Acín et Conchita Monrás, assassinés par les fascistes en août 1936, Katia et Sol purent toucher leurs droits sur la somme que leur père avait offerte pour le tournage du documentaire. 

Dans le film Buñuel en el Laberinto de las Tortugas, il n’est nul besoin de dire que Ramón Acín était anarchiste car sa façon d’être le définit comme tel. La sensibilité face à la souffrance et à la pénurie du peuple est reflétée par son malaise et ses critiques adressées à Buñuel parce qu’il forçait les situations qu’il voulait enregistrer, sans tenir compte de la douleur des personnes et des animaux qu’il filmait. Tout n’est pas acceptable pour atteindre un objectif.
En résumé, même si ce film a pour sujet Luis Buñuel, la figure de l’anarchiste pédagogue, sculpteur, poète et illustrateur se détache aussi nettement, ou plus, que celle de Buñuel. En effet, dans le monde actuel – et également à l’époque, je crois –, la position d’Acín est très significative : placer l’argent, qui aurait pu garantir ses dépenses pendant quelques années, dans la culture et la dénonciation des maux de la société.
Je vous recommande d’aller voir le film de Salvador Simó parce qu’il présente une sensibilité particulière et qu’il lance un message d’amitié et d’engagement absent des films distribués officiellement. Et je vous recommande aussi de chercher une biographie de Ramón Acín. La maison de la culture de Ruesta porte, évidemment, son nom en hommage de la CGT à sa personne.

Charo Arroyo

Publié dans le mensuel de la CGT Rojo y Negro, n° 345, mai 2020. Le numéro complet est disponible sur http://rojoynegro.info/sites/default/files/rojoynegro%20345%20mayo_0.pdf