Freinet, Ferrer et les maîtres d’école aragonais

samedi 6 mars 2021, par memoria

Interview avec Víctor Juan directeur du Musée pédagogique d’Aragon


Un projet Erasmus+ sur l’apprentissage des langues étrangères et l’interculturalité m’a menée à Caspe en Aragon en janvier 2019. J’ai eu alors la surprise d’assister à une pièce de théâtre « La niña azul » du collectif Zazurca, qui raconte l’histoire d’un maître libertaire Ramón Acín. Victor Juan, directeur du musée pédagogique d’Aragon et de Huesca et spécialiste de Ramón Acín, était présent et j’ai eu la chance de pouvoir échanger avec lui.

Peux-tu nous parler de ta fonction de directeur du Musée Pédagogique de l’Aragon à Huesca ?
- Le musée pédagogique de l’Aragon a ouvert ses portes en mai 2006. Je le dirige depuis cette date grâce à un accord entre le gouvernement aragonais qui possède le musée et l’Université. Je me suis chargé d’orienter le projet du musée grâce à la mise en place d’activités, d’ateliers, d’une exposition permanente et de publications…

Comment as-tu commencé à t’intéresser aux maîtres Freinet de la seconde République ?
- Cela fait très longtemps que cette histoire m’intéresse. Ces maîtres ont assumé leur engagement envers l’école, envers la société et en ont payé le prix fort. Certains furent assassinés, d’autres durent s’exiler ou bien furent bannis et exclus de l’enseignement. Mon intérêt est né plus précisément à partir du moment où nous avons publié le premier ouvrage du musée pédagogique « le livre des élèves de Plasencia del Monte », un livre composé par les enfants de ce petit village de la province de Huesca en juillet 1936, quelques jours avant le début de la guerre civile.

Comment s’est diffusée la pédagogie Freinet en Aragon ?
- Un des plus grands promoteurs de l’imprimerie Freinet en Espagne fut l’inspecteur Herminio Almendros. Pendant l’année 1931-1931 il fut muté à Huesca. Là-bas il fit la connaissance de Ramón Acín, professeur de dessin à l’école normale d’instituteurs. Ils réussirent grâce à leur enthousiasme à rallier un groupe d’instituteurs autour de l’imprimerie à l’école.

Quels sont les autres courants pédagogiques qui ont inspiré les maîtres de l’époque ?
- À partir de 1907 est mis en place un « plan pour l’extension des études et recherches scientifiques » dont le président est Santiago Ramón y Cajal. Ce plan permit d’envoyer à l’étranger des centaines de maîtres d’écoles, d’inspecteurs, de professeurs du secondaire et des écoles normales. Ces enseignants découvrirent au cours de leurs voyages l’Education Nouvelle (Montessori, Decroly, Freinet…) et tentèrent à leur retour en Espagne de réaliser des choses semblables à ce qu’ils avaient pu voir pendant leurs voyages. Il y a aussi une tradition de pédagogie libertaire, anarchiste, basée sur les postulats de l’Ecole Moderne de Ferrer i Guardia, qui a une grande influence à l’époque.
En parallèle de ces deux courants, il existe la pédagogie promue par l’institution libre de l’enseignement (la ILE) fondée par Francisco Giner de los Ríos en 1876.

Quelles étaient les relations entre les maîtres Freinet et les maîtres de l’école moderne de Ferrer i Guardia ?
- Les instituteurs espagnols comprirent que l’écriture, l’imprimerie étaient un instrument d’émancipation qui en plus permettait de transformer la réalité. Ramón Acín était militant de la CNT et défenseur de l’imprimerie à l’école, de même que Félix Carrasquer, un autre éducateur libertaire né à Albalate de Cinca (Huesca).

Les relations entre les maîtres Freinétistes et les maîtres libertaires étaient donc bonnes ?
- Les maîtres des athénées libertaires avaient une formation inégale. On les a parfois accusés d’avoir créé une sorte d’église autour de la figure de Ferrer i Guardia, qui avait été assassiné en 1909 soit presque 20 ans avant que n’arrivent en Espagne les premiers échos de ce que Célestin Freinet mettait en place dans son école. Ces maîtres libertaires défendaient l’idée qu’ils trouvaient déjà tout ce dont ils avaient besoin dans la pédagogie de Ferrer. Freinet apporte le texte libre et l’imprimerie. Freinet transforme la parole en instrument de transformation de la réalité. La pédagogie Freinet est une pédagogie qui nait dans les écoles rurales, avec la coopération et le contact avec la nature. Les athénées libertaires qui soutenaient certaines écoles étaient quant à eux un produit de la ville.
Quand Félix Carrasquer annonce à certains des plus prestigieux maîtres libertaires de Barcelone qu’il va ouvrir une école, ceux-ci se méfient lorsqu’il leur dit qu’en plus de la pédagogie de Ferrer i Guardia il compte introduire les idées de l’Education Nouvelle (une pédagogie scientifique selon Carrasquer) et l’imprimerie Freinet.
Je crois que certains maîtres qui militaient à la CNT (parmi ceux qui travaillaient dans des écoles publiques) décidèrent de travailler avec l’imprimerie à cause de ce qu’elle impliquait comme engagement social. Ce n’est pas une question technique mais éthique. À Huesca on trouve de nombreux maîtres militant à la CNT pendant la seconde République. Je suis persuadé que c’est grâce à l’influence de Ramón Acín qui fut professeur à l’école des maîtres à partir de 1906 jusqu’à sa mort en 1936. En effet à Saragosse ou Teruel le nombre de militants libertaires est moins important.

Quel fut le rôle des maîtres Freinet pendant la révolution libertaire aragonaise ?
- Certains furent les protagonistes de cette révolution et de l’établissement des collectivités car en plus de travailler dans leurs écoles selon les principes de Freinet, ils étaient anarchistes, militants de la CNT.

Combien de ces maîtres furent assassinés quand arrivèrent les troupes franquistes ?
- J’ai l’habitude de dire qu’un seul serait déjà trop. Le 6 août 1936 ils assassinèrent à Huesca Ramón Acín et le 23 août ce fut le tour de son épouse Conchita Monrás et de 97 autres personnes. Simeón Omella, maître de Plasencia del Monte mourut en France en 1950. José Carrasquer, un autre maître freinétiste mourut au combat. En Aragon ce sont plus de 300 instituteurs qui furent assassinés. Comme l’écrit Manuel Rivas dans « la lengua de las mariposas » (« la langue des papillons ») : « les maîtres furent les lumières de la République » et ceux qui voulaient l’obscurité firent tout pour détruire cette lumière.

A la fin de la guerre civile quel fut le sort des maîtres qui avaient survécu ? Durent-ils s’exiler ? Purent-ils continuer à enseigner ?
- Le régime du général Franco s’acharna à gommer les noms de toutes ces personnes et à faire en sorte que tombe dans l’oubli cette pédagogie qui avait cherché à transformer les sujets d’une monarchie en citoyens éclairés d’une république. Tous les maîtres furent jugés lors de ce qu’on appelle la « Depuración », pendant leur procès ils durent prouver qu’ils n’avaient pas collaborer avec la République. Beaucoup avaient déjà entamé un douloureux exil, d’autres avaient été assassinés, d’autres moururent sur le champ de bataille et la majorité furent exclus de l’enseignement de façon temporaire ou définitive.
La pédagogie qui n’avait pas pu se développer en Espagne s’exila en même temps que les instituteurs. C’est pour cela qu’il y a un important mouvement Freinet au Mexique par exemple.

Pourquoi penses-tu qu’il est important aujourd’hui de faire connaître l’histoire de ces maîtres ?
- Parce que nous sommes ce que nous avons été, car le passé n’est pas devant nous mais face à nous, car nous avons une dette envers ces éducateurs qui rêvèrent d’un monde meilleur, plus juste, plus libre et qui payèrent très cher leur audace et leur rêve.
Le plus important dans le travail avec l’imprimerie n’est pas la technique, il ne s’agit pas d’élaborer des textes en se servant de l’imprimerie, il ne s’agit pas d’imprimer de beaux dessins à la linogravure. Ce qui est fondamental c’est la dimension éthique, morale dans la manière de concevoir l’école. On n’a pas assassiné les maîtres parce qu’ils utilisaient l’imprimerie o la pédagogie de projet ou parce qu’ils organisaient des sorties avec leurs élèves. On les a tués à cause de leur engagement pour la liberté et l’émancipation des individus. Ils représentaient les lumières de la République, ils étaient chargés de diffuser un message de citoyenneté, de laïcité et de liberté aux peuples.

Cécile Morzadec, professeur d’espagnol dans le Val d’Oise


Article publié sur le site « Questions de classe (S) ». Site alternatif d’éducation, de lutte et de pédagogia

Liens :

http://www.museopedagogicodearagon.com/educacion.php

http://zazurca.eu/la-nina-azul/