Sur la couverture, une foule immense, une forêt de drapeaux noirs et deux visages adolescents heureux d’être là. Nous sommes à Barcelone, en juillet 1977, 150 000 personnes fêtent le retour au premier plan de l’anarcho-syndicalisme. Deux ans plus tard, dans le brouhaha et le tumulte, la CNT implose, et avec elle, l’espoir d’un avenir sans Dieu, ni maître.
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Sur la couverture, une foule immense, une forêt de drapeaux noirs et deux visages adolescents heureux d’être là. Nous sommes à Barcelone, en juillet 1977, 150 000 personnes fêtent le retour au premier plan de l’anarcho-syndicalisme et de l’organisation qui l’incarne : la CNT. Deux ans plus tard, dans le brouhaha et le tumulte, la CNT implose, et avec elle, l’espoir d’un avenir sans Dieu, ni maître. Avec La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole, l’historien Arnaud Dolidier fait revivre cette poignée d’années qui condamnèrent l’anarchisme ibérique à la marginalité.
Comment expliquer qu’en si peu de temps l’on soit passé de l’espoir à la désillusion ? Certains ont défendu l’idée que l’anarcho-syndicalisme, comme projet et pratiques, était condamné par l’Histoire en train de se faire : l’Espagne de 1976 n’est plus celle de l’été 1936 ; et l’on ne se bat pas avec les mêmes armes face à une démocratie bourgeoise qui met en avant le dialogue social raisonné ou une dictature. D’autres ont souligné le rôle de la répression étatique, et l’auteur insiste beaucoup sur la volonté de l’État espagnol de criminaliser la CNT, réactivant le mythe de l’anarchiste-voyou et poseur de bombes, figure intolérable à l’ordre de la démocratisation. D’autres encore ont vu dans cette implosion la conséquence d’un conflit interne au mouvement libertaire, conflit générationnel entre vieille garde de 1936 marquée par l’exil et jeunes pousses antifranquistes : les premiers restant accrochés à la centralité ouvrière et à la discipline organisationnelle quand les seconds, nourris à la contre-culture, souhaitent que l’organisation prennent en compte toutes les luttes sociales ; ce sont deux univers qui se font face et ne parlent pas la même langue. La CNT mêlent ainsi vieux et jeunes, orthodoxes et rénovateurs, gardiens du temple, anarchistes pur sucre et libertaires marxisants...
Tout cela n’est pas faux évidemment, mais Arnaud Dolidier nous invite à reconsidérer également la place de l’assembléisme dans le développement dudit conflit.
Résumons. Dans les années 1960, pour contourner le syndicat unique franquiste, les ouvriers ont fait de l’assemblée leur « espace souverain et décisionnel des luttes » en créant des commissions ouvrières. Mais à l’heure de la transition démocratique, les animateurs de ces commissions, communistes ou chrétiens, décident d’encadrer cette autonomie ouvrière trop radicale dans ses pratiques et ses aspirations au changement. La paix sociale doit accompagner la transition démocratique et éviter un éventuel coup d’Etat. Seuls les secteurs radicaux, dont les libertaires, vont s’en faire alors les défenseurs, condamnant ainsi la bureaucratisation du syndicalisme espagnol. Cependant l’assembléisme comme « nouvelle culture de classe » a interrogé également la place de la CNT dans le combat social. Pour l’auteur, « le monde ouvrier et les mobilisations populaires étaient traversés par de nouvelles pratiques et de nouveaux discours qui ont rejailli dans le mouvement libertaire », et celui-ci s’est révélé incapable de débattre sereinement et de produire une « synthèse cohérente », autrement dit, pour employer les mots de l’anarchiste italien Camilo Berneri un demi-siècle plus tôt, il fut incapable de produire « un anarchisme critique qui ne se contente pas des vérités acquises, des formules simplistes, un anarchisme qui soit à la fois idéaliste et en même temps réaliste, bref un anarchisme qui greffe des vérités nouvelles sur le tronc des vérités fondamentales, tout en sachant tailler ses vieilles branches ».
Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023.
Christophe Patillon
Historien (de formation), lecteur pathologique, militant (sans Dieu ni maître), chroniqueur pour AlterNantes FM, et accessoirement vieux punk.
Texte publié sur le site Le Club de Mediapart