Le poète argentin Juan Gelman a dit un jour que « lorsque les dictateurs disparaissent de la scène apparaissent alors les organisateurs de l’oubli ». Le poète hondurien José Mata nous rappelle que : « La forme la plus perverse de l’oubli consiste à priver d’importance et d’actualité l’injustice passée. » Ces deux réflexions sont particulièrement pertinentes pour parler de la loi d’Amnistie, approuvée par le nouveau Parlement « démocratique » espagnol en 1977.
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Presque en même temps que la signature des mythifiés Pactes de la Moncloa : le « consensus » sur l’oubli du passé accompagnait ainsi des accords destinés à respecter le bloc économique au pouvoir et à freiner la dynamique ascendante du mouvement ouvrier au sein duquel les travailleurs de la CNT prirent une part importante lors de nombreux conflits sociaux. Ces pactes furent signés par toutes les partis politiques espagnols des phalangistes aux communistes en passant par les socialistes.
En réalité, cette loi visait à compléter les mesures d’amnistie partielles qui avaient été prises depuis l’été 1976 et qui avaient déjà permis la liberté ou le retour d’exil d’un nombre significatif d’antifranquistes. Il restait principalement des prisonniers – et des « bannis » ou déportés – de l’ETA, ainsi que certains membres du Mouvement pour l’autodétermination et l’indépendance de l’archipel des Canaries et du FRAP (Front révolutionnaire antifasciste et patriote), condamnés pour des délits de sang. En plus de nombreux travailleurs licenciés pour des raisons « politiques ». Ainsi, au troisième trimestre de 1977, la plus intense mobilisation eut lieu au Pays basque pour libérer tous ces prisonniers.
La longue liste des apologistes de cette Transition insiste encore sur le fait que l’approbation de cette loi était nécessaire, et même inévitable. La réponse à cette pression pour leur libération (au total, 153 personnes selon le procureur du Royaume) conduisit à l’approbation d’une loi amnistiant « tous les actes d’intention politique, quels qu’en aient été les résultats, considérés comme des délits ou des infractions commis avant le 15 décembre 1976 » (date du référendum sur la Loi de réforme politique du premier ministre centriste Adolfo Suárez). Cependant, l’UCD (Union du centre démocratique) profita de cette « concession » forcée pour introduire, avec le soutien du Parti socialiste et du Parti communiste, l’amnistie pour « les délits et infractions que pourraient avoir commis les autorités, fonctionnaires et agents de l’ordre public à l’occasion de l’enquête et de la poursuite des actes inclus dans cette loi » ; et « les délits commis par les fonctionnaires et agents de l’ordre public contre l’exercice des droits des personnes ». Ainsi furent « pardonnés » à la fois les « délits » commis par ceux qui avaient lutté pour les libertés démocratiques et la répression franquiste.
C’était sans précédent dans l’Europe post-nazie. C’est pourquoi la Transition fut présentée comme « exemplaire », bien que ce soit tout le contraire, comme le rappelle bien Jon Elster : « Le cas espagnol est unique parmi les transitions démocratiques dans le fait qu’il y eut une décision délibérée et consensuelle d’éviter la justice transnationale. » C’est le prix extrêmement élevé que l’ « opposition démocratique antifranquiste » dut payer au nom d’une illusoire « réconciliation nationale », habilement utilisée par Suárez et les « pouvoirs en place » pour s’assurer le contrôle de la Transition. Celle-ci trouverait sa « consécration » dans l’approbation d’une Constitution qui ne fait aucune mention du rejet du franquisme et protège, en revanche, la monarchie, « l’unité indissoluble de la Nation espagnole » et les privilèges de l’Église, tous héritages de la dictature.
Par la suite, on chercha à faire de cette loi de « point final » une référence pour d’autres transitions. Comme nous l’avons constaté au Chili ou en Argentine, des lois similaires n’ont pas résisté à la lutte pour la récupération de la mémoire et aux avancées réalisées dans le domaine du Droit international et de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.
On constate ainsi malheureusement que l’enfouissement de la mémoire politique pendant la Transition, qui s’est traduit dans une première phase par une banalisation de la dictature, s’est transformé en une naturalisation historique du franquisme. Aujourd’hui, malgré le coût énorme que cela a entraîné, la longue liste des apologistes de cette Transition, avec à leur tête le premier ministre socialiste Pedro Sánchez, insiste encore sur le fait que l’approbation de cette loi était nécessaire et même inévitable. En revanche, ceux d’entre nous qui s’y opposaient à l’époque continuent de penser qu’une autre voie, celle de l’intensification de la mobilisation par le bas jusqu’à la rupture et l’exigence de justice pour les victimes du franquisme, était possible.
Daniel Pinós